Dossier : Les non-lieux de la (...)

Les non-lieux de la culture

Multiculturalisme et politique de l’identité culturelle

par Normand Baillargeon

Normand Baillargeon

A u Québec, le mot « multiculturalisme » est si lourdement chargé du poids des politiques fédérales portant ce nom, qu’on a pu oublier qu’il renvoie aussi à un profond débat philosophique et politique. Ce vaste débat traverse toutes les sociétés occidentales, où il met la neutralité libérale au défi du fait sociologique du pluralisme culturel (et religieux). Or, tout indique que nous sommes récemment entrés dans une phase de (relative) remise en cause des principes au fondement du multiculturalisme. Les questions discutées dans ce contexte sont si cruciales et difficiles que je devrai ici me contenter de simplement évoquer à grands traits le parcours des conceptions multiculturalistes, depuis leur élaboration jusqu’au moment de remise en cause que nous traversons.

On peut commodément comprendre le multiculturalisme comme une position théorique portant l’exigence d’une troisième vague de droits : aux droits politiques (ou droits libertés) reconnus à partir du XVIIIe siècle et aux droits sociaux (ou droits créances) reconnus plus tard, le multiculturalisme demande que l’on ajoute désormais des droits culturels.

Parmi les principaux facteurs historiques ayant conduit à la formulation de l’exigence de reconnaissance de droits culturels, on note généralement : une vague d’immigration massive débutant avec la fin de la Seconde Guerre mondiale ; l’entrée dans l’ère post-colonialiste ; les mouvements sociaux des années soixante ; le déclin de l’optimisme avec lequel on pouvait, hier encore, en appeler à des catégories universelles ; ainsi que la prise de conscience du fait que la neutralité libérale peut avoir un coût différent pour certaines communautés.

La position multiculturaliste soutient que l’État, le droit, nos politiques publiques, s’ils se veulent véritablement démocratiques et équitables, doivent aller au-delà de la neutralité, de la tolérance et de l’impartialité libérales usuelles afin de promouvoir activement la reconnaissance et la célébration des différences. Deux types d’arguments sont couramment invoqués pour soutenir cette idée.

Le premier est philosophique et soutient que contrairement à ce qu’assume un libéralisme désincarné prétendant s’appuyer sur la seule raison pour rejoindre l’universel, notre identité personnelle ne se construit qu’au sein de communautés et de relations communautaires. D’où la nécessité de les prendre en compte, de les reconnaître et de les protéger : tel est le sens de cette « politique de la différence » et de la « reconnaissance », théorisée par Charles Taylor et qui succède, en les complétant, aux politiques universalistes de l’égale dignité de droit.

Le deuxième type d’argument est éthique. Il soutient que l’acceptation des différences singulières est d’autant souhaitable qu’il serait logiquement impossible de faire autrement. C’est, dit-on ici, qu’on ne saurait prendre un point de vue de Sirius sur les questions morales et culturelles. Chaque culture épouserait des valeurs et des pratiques valables de son point de vue et il n’existerait pas de point de vue permettant de juger de la supériorité ou de l’infériorité de telles ou telles valeurs ou pratiques culturelles.

En pratique, de telles analyses ont conduit non seulement à la reconnaissance des droits culturels, mais encore à l’idée d’une citoyenneté différenciée et à la reconnaissance de droits à des groupes – et pas seulement à des individus. Elles ont aussi conduit à des aménagements de l’espace public et des politiques publiques. Par exemple, on pourra demander une exemption de certaines lois ou de certains règlements dans le but de préserver la culture d’une communauté ; ou encore, on pourra demander des lois ou des règlements restreignant la liberté des membres extérieurs à une communauté donnée de manière à en préserver la culture.

Mais, comme je l’ai dit, de telles politiques sont actuellement remises en cause. Contre la thèse philosophique évoquée plus haut, et tout en admettant qu’elle contienne une part non négligeable de vérité, on rappellera le fait que l’individu ne se réduit pas à ses appartenances communautaires. La culture qu’on acquiert c’est aussi, via l’éducation, ce par quoi on sort de la culture où l’on naît. Négliger cette distinction est lourd de conséquences pratiques, plus graves encore dans le cas de cultures qui ne sont pas libérales ou qui oppriment certains de leurs membres. C’est en ce sens que des féministes ont pu condamner certaines versions du multiculturalisme ; en ce sens encore que peut être comprise la récente mobilisation contre la possibilité de reconnaître en Ontario des tribunaux islamiques.

La deuxième thèse déboucherait sur de déplorables relativismes, tout à fait dans l’esprit du temps, mais fort contestables : relativisme de la vérité (à chacun sa vérité), relativisme des valeurs (à chacun ses valeurs). Le danger est alors que l’on perde de vue qu’il existe bel et bien des propositions qui sont irrémédiablement fausses et des éléments culturels qui ne sont absolument pas respectables.

On reproche encore au multiculturalisme son extension à des groupes de la catégorie de droits et sa propension à créer des ghettos plutôt que de favoriser l’intégration. D’aucuns arguent enfin, et cela mérite une sérieuse réflexion, que toutes ces « politiques de l’identité » et les combats qu’elles ont incité à mener ont largement détourné les progressistes et leurs énergies de questions et de combats très importants sur l’égalité et la justice économiques, tout en leur donnant l’illusion de remporter de grandes victoires quand, souvent, ils ne faisaient que s’enliser dans des luttes stériles.

L’égalité des droits, la liberté, la tolérance, l’impartialité, la protection contre l’arbitraire et la violence, la visée d’égalité économique sont des valeurs importantes et à défendre. La question qui se pose désormais est de savoir si – et éventuellement jusqu’où – le multiculturalisme permet de les défendre adéquatement, dès lors qu’il envisage la société comme une réunion de groupes définis par des cultures auxquelles il faut donner des droits et privilèges au nom du respect des différences culturelles. Vastes et difficiles questions, on le voit, sur lesquelles on me permettra de ne pas me prononcer et de conclure en renvoyant chacun et chacune à sa propre réflexion.

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème