Militer : l’enseignement de Gramsci

17 janvier 2014

Militer : l’enseignement de Gramsci

Jean-Marc Piotte

Aujourd’hui, comme hier, militer, œuvrer à partager avec d’autres nos rêves de justice sociale, d’égalité, de solidarité et de liberté n’est pas une tâche facile. Que nous soyons filles ou garçons, d’origine plébéienne ou pas, comment rejoindre les non-militants, voire les apathiques ? Comment unir nos « savoirs » à leurs appréhensions ? Comment, à partir de leurs problèmes quotidiens, esquisser des solutions qui ébrèchent l’exploitation, la domination et la discrimination ? Il n’y a pas de réponses toutes faites à ces questions. Cependant, les réflexions d’Antonio Gramsci peuvent nous aider à mieux les poser et les résoudre.

Gramsci affirme : L’élément populaire « sent », mais ne comprend pas ou ne sait pas toujours ; l’élément intellectuel « sait », mais ne comprend pas ou surtout ne « sent » pas toujours. Gramsci propose une conception large de l’intellectuel qui regroupe tous ceux qui ont comme fonction de produire ou de diffuser des idéologies. Les enseignants et les journalistes en sont. Le militant, quelque soit son statut de salarié, est, en tant que militant, un intellectuel. J’aimerais réfléchir sur ce hiatus entre le militant et ceux qui ne le sont pas, ainsi que sur la difficulté d’acquérir cette compréhension qui constituerait le véritable savoir et qui permettrait d’agir de manière efficace sur le plan social et politique.

Le savoir des uns et des autres

Chaque travailleur manuel entretient une conception du monde tirée de son propre vécu et de celui de ses proches. L’avantage de l’intellectuel sur celui-ci est sa capacité de comparer ses expériences à celles de plusieurs autres, d’évaluer ce qu’il pense, croit et espère à la lumière de la réflexion d’autres intellectuels. Le manuel et l’intellectuel sont dotés d’une même capacité d’abstraction, mais les études du second lui permettent d’exercer cette capacité en s’appuyant sur un plus grand nombre de données. Cet avantage ne signifie pas qu’il a raison : chacun d’entre nous connaît des intellectuels qui déraisonnent et des travailleurs manuels dont le jugement, que nous le partagions ou pas, est sain.

Certains types de travail sont si abrutissants que l’ouvrier, de retour à son foyer, ne pense qu’à s’écraser devant la télévision, une bière à la main. Roland Souchereau, un travailleur québécois, avait vécu cet abrutissement durant une dizaine d’années dans une manufacture de textile. Lorsqu’il fut embauché pour vendre des billets au terminus des Autobus Voyageur, coin Berri et Maisonneuve, sa vie changea de tout au tout. En plus de militer au Parti socialiste du Québec (PSQ), il devint un syndicaliste aguerri, fut élu président des travailleurs de cette compagnie qui recouvrait l’ensemble du territoire québécois, œuvra à améliorer considérablement les conditions de travail et de rémunération de ses membres, jusqu’à ce que le propriétaire Paul Desmarais réussisse à briser ce syndicat combattif en divisant sa compagnie en une douzaine d’entreprises régionales dont il demeura le propriétaire, mettant ainsi fin au syndicalisme énergique et vigoureux pratiqué par Souchereau.

Certains travailleurs, ayant appris à lire et quelque peu à écrire lors de leurs études primaires et secondaires, perdent peu à peu cet apprentissage en ne les pratiquant pas lorsqu’ils se retrouvent sur le marché du travail. Comment le militant peut-il les rejoindre ? Pierre Bourgault, excellent orateur, écrivait tous ses discours, les apprenait par cœur et, comme tout bon homme de théâtre, les récitait comme s’il inventait au fur et à mesure ce qu’il disait. Lorsque, malgré la réprobation de plusieurs de ses collègues professeurs, il accepta l’offre de collaboration que lui fit le Journal de Montréal, il n’utilisa pas plus de 500 mots dans ses chroniques afin d’être compris du plus grand nombre de lecteurs. Pierre Bourgault était aimé parce qu’il respectait ceux à qui il s’adressait, en prenant les moyens nécessaires pour se faire comprendre.

Les travailleurs, dans leur majorité, sont préoccupés par le court terme : comment conserver un emploi ou en trouver un ? Comment payer le loyer ? Comment rembourser les dettes ? Comment nourrir la famille ? Le « sens de la vie » pour plusieurs familles se réduit à disposer d’un logis convenable et à manger à sa faim. Les travailleurs ont tendance à se méfier des désordres provoqués au nom de grands changements sociaux, voire de la Révolution, car ils ne voient pas comment ces bouleversements résoudraient leurs problèmes quotidiens. C’est pourquoi Gramsci n’insistait pas sur la rupture, la Révolution, mais sur l’« ordine nuevo » à créer, ordre nouveau qui répondrait à leurs besoins de justice sociale.

Les travailleurs se méfient également souvent des intellectuels, qu’ils soient militants ou pas. Ils ressentent le mépris que trop d’entre eux leur portent parce qu’ils parleraient mal, auraient de mauvaises manières, etc. Pierre Bourdieu a très bien décrit ces attitudes par lesquelles de trop nombreux intellectuels tiennent à se « distinguer » de la « masse », en vertu de leur Grande culture, fruit de leurs études.

J’ai souvent dit à mes étudiants que les ouvriers comprennent plus facilement qu’eux la nature de la plus-value. Le militant et essayiste Robert Linhart avait expérimenté en France une façon de l’enseigner aux ouvriers. En réussissant des délégués de chaque département d’une usine, il s’agissait, en les questionnant, de leur faire décrire l’ensemble de l’organisation du travail et de reconstruire ainsi intellectuellement la chaîne de production. L’ouvrier, qu’il soit sous le joug de contremaîtres ou qu’il « participe » à la gestion, comprenait alors que le profit n’est pas produit par les propriétaires ou les actionnaires, mais par les êtres vivants fabriquant les marchandises : il constitue du travail non payé.

Le militant, avant de parler et de proposer des réponses et des solutions, doit donc questionner et écouter. Trop de conseils centraux (CSN) et de conseils régionaux (FTQ) ont vu des ouvriers délaisser leurs assemblées générales, celles-ci étant accaparées par des travailleurs intellectuels qui, par leur formation, avaient la parole facile et les idées abondantes. Les femmes, de même, se sont battues et continuent leurs luttes pour prendre leur place dans les instances syndicales dominées par les hommes. Quels moyens faut-il prendre pour que les travailleurs manuels se sentent chez eux dans les instances où ils se retrouvent avec des travailleurs intellectuels ? Les réponses à cette question ne sont pas simples, ni évidentes. Mais pour les rechercher, il faut au point de départ reconnaître qu’avant de penser enseigner quoi que ce soit, il faut se mettre à l’écoute de l’autre et apprendre de lui ce qu’il vit. Les femmes comme les hommes, les ouvriers comme les intellectuels ont droit au même respect. La dignité humaine ne se mesure ni à la force musculaire, ni aux études poursuivies. La qualité d’une personne se jauge à sa capacité de reconnaître dans chaque individu son humanité. C’est pourquoi l’homme n’est pas humainement supérieur à la femme, ni l’intellectuel au travailleur manuel.

Certains pourraient me reprocher de contourner le vrai problème que pose, à leurs yeux, le rapport des militants à ceux qui ne le sont pas : l’aliénation de la majorité.

L’idéologie dominante

Je n’adhère pas au concept d’aliénation qui est d’origine hégélienne. Il suppose que l’être humain serait investi d’une essence qu’il aurait perdue et qu’il faudrait retrouver. Il sous-entend que la « masse », si elle n’était pas aliénée, penserait comme le militant : elle condamnerait la société existante, aspirerait à la Révolution et y consacrerait ses énergies. Le jugement « la masse est aliénée » implique que ne l’est pas celui qui l’affirme et, donc, que celui-ci est la concrétisation de l’essence humaine « libérée ». Cette prétention élitiste ne peut que couper ce militant de ceux qu’il voudrait rejoindre.

La conception du monde de la majorité est évidemment influencée dans toutes les sociétés par diverses institutions, dont la famille, la religion si cette famille est croyante, l’école et les médias. Gramsci a consacré plusieurs pages de ses Cahiers de prison à l’analyse de la fabrication des consensus sociaux, en s’attardant particulièrement au cas de l’Église catholique qui, par ses institutions et ses intellectuels, a exercé pendant des siècles une hégémonie culturelle en Italie et ailleurs.

Gramsci, lui-même, dont le père était un petit fonctionnaire en Sardaigne, devient socialiste, puis communiste lorsqu’il est confronté au mouvement ouvrier à Turin dans les années 1919-1920. Influencé par ce mouvement, il rompt donc avec l’idéologie dominante constituée par un amalgame plus ou moins contradictoire d’idéologie catholique et d’idéologie bourgeoise.

Les « masses », affirme-t-il, ne pensent pas comme les intellectuels de l’Église et de la bourgeoisie. Leur « sens commun » apparaît comme une synthèse pratique des enseignements provenant des intellectuels des classes dominantes et des réflexions tirées de leurs propres expériences. Le militant doit donc contribuer au développement du « bon sens » inhérent au sens commun, tout en veillant à ce que soient extirpés de celui-ci les éléments idéologiques qui proviennent des dominants.

Pour que réussisse cette jonction entre les militants et le « bon sens » populaire, Gramsci, qui reconnaissait que le mouvement ouvrier turinois avait contribué à sa formation politique, affirmait qu’il faut privilégier les mouvements de contestation des milieux populaires, les mouvements qui remettent en question la paix sociale. Dans ces périodes, d’effervescence, le « bon sens » tend à prévaloir sur le « sens commun ». Sur le plan de l’entreprise, la grève, ouvrant une brèche dans la routine quotidienne, offre une occasion de réfléchir sur le caractère dominé et exploité du travail sous le capitalisme. Les périodes de crise économique permettent également de questionner et de remettre en question le modèle économique dominant.

Les grandes crises sociales engendrées par les crises récurrentes du développement capitaliste ne conduisent pas nécessairement à un monde meilleur. Celle de 1929, si elle a incité l’État capitaliste de certains pays à tenir compte des préoccupations sociales de la population, en a conduit d’autres, au nom de la nation aryenne ou du prolétariat, au totalitarisme. Les périodes de crise ouvrent la porte à des changements profonds dont les issues demeurent cependant incertaines. C’est le rôle des militants de se lier à ces mouvements « spontanés » pour en définir le sens.

Au-delà du lien nécessaire à construire avec les mouvements de contestation, Gramsci insiste sur le caractère culturel de la lutte politique. Il faut que les militants, en se fondant sur le « bon sens » inhérent aux milieux populaires, développent et diffusent des objectifs, une stratégie et une vision du monde correspondant aux intérêts émancipatoires de ceux-ci.

La lutte politique est également une lutte intellectuelle qui doit viser ceux qui, œuvrant dans des institutions contrôlées par l’État capitaliste ou l’entreprise privée, ont comme rôle objectif de répandre parmi la population l’idéologie dominante. Les militants qui travaillent dans les institutions d’enseignement ou dans les médias doivent, protégés par leurs syndicats, chercher à entraîner leurs confrères sur le terrain de la contestation. La lutte culturelle est longue et son issue, incertaine. Mais il faut espérer.

L’espérance

Les militants politiques ne sont pas formés dans les familles ou dans des écoles, même si la conscience de certains a été éveillée par des parents ou des enseignants. C’est le plus souvent dans de petites organisations politiques dotées d’une idéologie forte qu’ils ont développé leur appétit pour le changement social ou encore dans des « groupes d’affinité » qu’ils se sont auto-éduqués. Mais ces organisations et ces groupes abordent rarement la question, pourtant décisive, soulevée par Antonio Gramsci : comment unir le savoir militant au « bon sens » populaire ? Comment fonder la direction militante sur des mouvements sociaux revendicateurs ?

Cette union nécessaire se réalise difficilement dans certaines conjonctures, même si on la désirerait permanente. Le militant vit continuellement cet écartèlement entre son rêve et la réalité populaire. Mais il faut rêver et il doit œuvrer à partager ce rêve avec les exploités, les dominés et les discriminés. Nous pouvons heureusement nous inspirer d’un certain nombre de Québécois qui ont consacré leur vie dans le passé ou la consacrent aujourd’hui à lier leurs savoir au « bon sens » populaire, même si nous ne partageons pas nécessairement les positions politiques précises de l’un ou de l’autre de ces militants : Camil Bouchard, Thérèse Casgrain, Michel Chartrand, Françoise David, Louis Favreau, Henri Gagnon, Lorraine Guay, Amir Khadir, Michel Lizée, Donna Mergler, François Saillant et beaucoup d’autres. Ils nous enseignent que travailler et lutter pour réaliser ses rêves donne sens à la vie.

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