Dossier : L’université entre (…)

Autonomie universitaire et liberté académique

Même combat ?

Benoît Beaucage

La liberté académique est souvent confondue dans le langage courant avec la liberté citoyenne de dire, de commenter et de critiquer sans s’attirer de représailles. Or, il s’agit plutôt d’un prolongement de celle-ci, qui se justifie par la formation et l’expertise scientifiques de celui qui en jouit. Cette plante fragile et toujours menacée est absolument nécessaire à l’accomplissement des principales fonctions professorales que sont la formation et la recherche, dans une perspective de quête sans entrave de la vérité. Par ailleurs, comme les professeurs ne sont plus constitués en ordre professionnel comme ils l’étaient d’une certaine manière à l’origine, c’est en partie dans le cadre de l’autonomie de l’institution universitaire qu’ils peuvent le mieux exercer la fonction critique qui est au cœur même de leur métier de producteur et de diffuseur de connaissances.

Un mythe tenace

Lorsqu’on évoque aujourd’hui la liberté académique et l’autonomie universitaire, on semble estimer qu’après un certain âge d’or, jamais situé dans le temps faut-il le préciser, la situation serait allée en se dégradant. En réalité, cette perspective repose sur une grande ignorance des modalités de naissance et d’existence des premières universités, ainsi que des contraintes qui ont toujours pesé lourdement sur les professeurs dans l’exercice de leurs fonctions. Sans faire une histoire trop longue, il est bon de rappeler que l’université est née en Occident aux XIIe et XIIIe siècles et que plusieurs de ses caractéristiques constitutives sont liées au statut juridique particulier dont jouissait alors l’Église, de même qu’à celui des diverses associations corporatives urbaines qui sont apparues à la même époque un peu partout dans les cités. L’université constitue alors une communauté formée de professeurs et d’étudiants, plus ou moins organisée en corporation et soustraite au plan judiciaire à l’autorité des pouvoirs politiques, au même titre d’ailleurs que l’Église de ce temps.

Dès le départ, la liberté d’enseignement est restreinte puisque dans tous les domaines, elle doit se situer à l’intérieur de la révélation chrétienne, dont les nombreux mystères, malgré leur caractère irrationnel, doivent être acceptés comme tels, faute de pouvoir être expliqués. Certains tabous comme celui concernant la nécessité de préserver l’intégrité des cadavres humains pour assurer la résurrection des corps sont particulièrement nuisibles à l’enseignement de la médecine, alors qu’on sait que, paradoxalement, l’Église autorise et va même jusqu’à prescrire la torture de ses opposants.

Même si la question du financement des universités ne se pose pas au départ, les professeurs vivant de prébendes ecclésiastiques et des droits de scolarité versés par les étudiants, l’État moderne naissant entreprend d’utiliser à son profit le prestige croissant de l’institution universitaire pour lui faire approuver certaines de ses manœuvres les plus douteuses. C’est ainsi, à titre d’exemples, qu’on voit l’université de Paris sollicitée en 1308 de porter un jugement favorable sur l’arrestation des Templiers, puis un siècle plus tard, sur la condamnation de Jeanne d’Arc. Ces tentatives de mainmise de l’État sur l’université se sont maintenues avec les siècles. Sous le Second Empire, en 1862, Ernest Renan est chassé du Collège de France pour avoir osé nier implicitement dans son cours la divinité de Jésus, alors que Napoléon III cherche à rétablir des ponts avec l’Église. Au Québec, jusqu’au milieu des années 1960, dans les universités francophones du moins, le clergé est omniprésent et il y occupe les postes de commande. On peut mentionner ici cette prestation obligatoire du serment antimoderniste exigé de l’ensemble du corps professoral de l’Université Laval au début des années 1950, ainsi que le rappelait le sociologue Guy Rocher il y a quelques années. Quant aux établissements, ils sont à l’époque largement dépendants de l’État québécois qui, sous couvert d’autonomie, bloque le financement fédéral qu’il est bien incapable par ailleurs de compenser adéquatement.

Les entraves à la liberté académique

La syndicalisation des professeurs d’université à partir de la fin des années 1960 a permis de garantir aux individus l’exercice de la liberté académique par des clauses de conventions collectives suffisamment claires et fortes pour que ce droit ne soit plus directement remis en cause depuis. La faculté pour un professeur de choisir lui-même ses champs et ses problématiques de recherche et d’enseigner dans le cadre des programmes en jouissant d’une liberté complète d’expression et de critique est désormais acquise et son exercice ne peut entraîner aucune mesure de rétorsion à son endroit. Les principales limites à sa liberté viennent plutôt désormais de contraintes externes à l’institution et sont au premier chef liées aux nécessités du financement de la recherche. Contrairement à l’université médiévale et moderne si frugale, les établissements d’enseignement supérieur contemporains, où l’activité de recherche est désormais généralisée, coûtent de plus en plus cher. Quant aux sources de financement, elles sont désormais multiples et parmi celles-ci, celles qui sont d’origine privée sont de plus en plus importantes. C’est donc surtout désormais par le financement que s’opère la contrainte. D’autant plus qu’avec les fonds, une idéologie de rentabilité à court terme pénètre dans l’institution universitaire ; elle s’accompagne d’une recherche d’efficacité supposément atteinte par une concentration autour d’axes déterminés et souvent très pointus qui ne correspondent pas nécessairement aux objectifs généraux d’une formation solide et suffisamment variée.

Parmi les autres obstacles à la liberté académique, il faut faire une place aux menaces de poursuites abusives dont des entreprises se servent pour empêcher que des universitaires portent publiquement des jugements, dans le cadre de leur compétence professionnelle, sur des affaires en cours. Mettre en doute la pertinence ou la faisabilité d’un projet immobilier, pour donner cet exemple, a déjà conduit à des mises en demeure accompagnées de menaces de poursuites très substantielles dont le but n’était que de contraindre au silence. Et ces manœuvres de censure économique réussissent souvent, il faut bien l’admettre.

Un autre danger menace la liberté d’un certain nombre de professeurs chercheurs, c’est celui de la rectitude politique. L’exemple actuel le plus frappant m’apparaît pour l’heure le cas français. Depuis une quinzaine d’années, dans le domaine des sciences historiques, une limite à la liberté intellectuelle a été imposée, cette fois par l’État lui-même et pour des motifs à l’origine très valables. Il s’agit des lois dites mémorielles, qui ont pour objet d’empêcher en la pénalisant la négation de certains crimes de masse comme la Shoah, mais dont l’effet concret est d’interdire aux historiens de remettre en cause la version réputée finale de certaines questions historiques encore sensibles. Ce mouvement, qu’il faut bien qualifier de censure d’un type nouveau, s’est étendu de telle sorte que divers groupes politiques et sociaux, par le biais de pressions multiples, ont tenté jusqu’à maintenant d’empêcher que l’on remette en cause la responsabilité exclusive des Occidentaux dans l’esclavage africain de l’époque moderne, ou même de relativiser le rôle de l’islam dans la transmission de la sagesse grecque antique aux philosophes chrétiens du Moyen Âge. On peut sans peine imaginer l’effet que produirait la multiplication de tels interdits à la liberté des professeurs chercheurs et pire encore, leur application aux autres champs de la connaissance.

Quelle autonomie aujourd’hui ?

On peut définir ce concept comme le droit d’un établissement universitaire d’assurer lui-même son fonctionnement et son développement. Là où le bât blesse, c’est que les établissements universitaires québécois sont loin d’être autonomes au plan financier et que le report de la croissance de leurs coûts sur leurs usagers leur est à toute fin pratique interdit. Quant à l’État québécois, tout en se montrant incapable d’assurer le financement nécessaire des établissements universitaires, il a pris cette décision incroyable de les autoriser à assurer leur développement par des emprunts dont il semble s’être par la suite désintéressé pendant un temps. Comment imaginer que des entités financièrement aussi fragiles auraient ainsi la capacité de se développer maintenant mais surtout de rembourser plus tard ? Les conclusions sur le dérapage immobilier de l’UQAM semblent bien suggérer que pour rendre une telle opération crédible, il a fallu recourir durant des années à des manœuvres systématiques de sous-estimation des coûts et de surestimation des revenus. Comment le gouvernement du Québec, pourtant tenu par la loi à l’équilibre budgétaire, peut-il estimer ne pas être responsable de ces déficits prévisibles qu’il avait pourtant les moyens de voir venir ? Il y a une sorte d’incohérence dans toute cette affaire qui conduira, on en est maintenant sûrs, à une nette restriction de l’autonomie financière des universités québécoises.

La part prépondérante de l’État dans le financement des universités ne tient pas à un caprice ou à un accident de l’histoire, mais au fait que l’institution universitaire est un service public et doit être, à ce titre, soutenue par l’ensemble de la société. La reconnaissance de cette caractéristique essentielle entraîne des limites à cette autonomie administrative tant souhaitée, celles de l’imputabilité, de l’efficacité et de la transparence, liées à tout financement public. Il est évident dans ce contexte que nul établissement ne peut s’engager de son propre chef dans des projets de développement matériel, pharaoniques ou pas, sans avoir obtenu au préalable l’approbation explicite du principal responsable de l’utilisation de tous les fonds publics. Les méthodes plus ou moins cauteleuses pour contourner cette évidence ne changent rien à l’affaire.

Cela étant dit, il faut qu’un rôle prépondérant dans la création et l’évaluation des programmes d’enseignement et de recherche continue à être dévolu au corps professoral de chaque établissement comme le prévoient actuellement certaines conventions collectives du secteur universitaire. Le modèle peut varier d’un lieu à un autre, mettant l’accent ici sur l’autorité de l’assemblée départementale, alors qu’ailleurs, c’est le cadre facultaire qui s’impose. Et cet avis prépondérant du corps professoral doit ensuite apparaître et prévaloir dans les instances académiques supérieures de chaque établissement. Aux tentatives de transformer l’université en entreprise où l’autorité s’exerce de haut en bas à partir d’une direction soumise aux pressions extérieures, il faut continuer d’opposer dans le champ académique la force tranquille et ascendante du corps professoral. La poursuite dans cette voie constitue le meilleur rempart à la survie d’un service public, qui soit à la fois démocratique et accessible à tous.

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