Lettre à Chantal Guy

30 juillet 2013

Fermeture du Vidéo Beaubien

Lettre à Chantal Guy

En réponse à sa « Lettre à la génération pirate »

Philippe de Grosbois

Bonjour madame Guy,

Vous permettez que je vous vouvoie ? Je sais que vous employez le « tu » dans votre Lettre à la génération pirate, mais quelque chose me retient de faire de même. Déjà que je trouve un peu étrange d’employer le « tu » quand on s’adresse à une génération au complet ; ça me rappelle les profs du primaire qui disent « Les ami.e.s, tu vas maintenant prendre ton cahier de mathématiques ». Pourquoi cet infantilisant « tu » de groupe ? Je ne comprends pas. Mais je m’égare.

Je n’ai aucunement la prétention de parler au nom de la génération pirate. En fait, à 35 ans, je ne suis même pas sûr d’en faire partie. Je me tiens près de la limite supérieure, en tout cas ! Je me suis néanmoins senti fortement interpellé par votre chronique. Vous-même avez écrit sur Twitter avoir passé des heures à télécharger sur Napster à une autre époque. Je ne vous demanderai pas votre âge, là aussi je sais faire preuve de retenue ; c’est pourquoi je me contenterai de vous demander si l’emploi du concept de génération ne serait pas réducteur pour comprendre le phénomène que vous analysez, soit le déclin des clubs vidéo.

Enfin, nous y voilà ! Dès les premières lignes de votre chronique, le poil me dresse sur les bras : j’y apprends que je « ne peux pas comprendre le chagrin de ceux qui voient ces temps-ci disparaître les clubs vidéo. » Je sais que vous ne vous adressez pas à moi personnellement, mais bon, moi qui suis en deuil du Vidéo Beaubien depuis bientôt deux semaines, moi qui avais le cœur gros en voyant les clients dévaliser les tablettes de mon club de quartier au début de la vente finale, ça me choque quand même un peu.

C’est qu’il y en a de l’a priori et de l’amalgame dans cette chronique, madame. Je vous avoue ne pas trop savoir par où commencer... Qu’est-ce que cette génération ne pourrait pas comprendre au juste ? Les souvenirs de rembobinage de cassettes VHS ? D’accord. Mais vous savez très bien que l’amour de la musique ne s’est pas dissipé le jour où les vinyles de Led Zeppelin se sont retrouvés dans des ventes de garage. Vous-même dites que ce sont là des larmes de crocodile. Alors, qu’est-ce qui échappe à la compréhension de cette soi-disant génération ? Il semble y avoir dans votre chronique un implicite : le téléchargement, le streaming, Internet quoi, ça éloigne de la culture, la vraie (avec un grand K, comme disaient Ding et Dong).

Les pirates, dites-vous, « ne piratent bien souvent que le "mainstream" ». Et les téléspectateurs et les gens qui vont en salle, ne font-ils pas le même choix ? Incroyable mais vrai, il s’agit parfois des mêmes personnes ! Au fait, êtes-vous bien certaine que les pirates se contentent du mainstream ? Connaissez-vous l’ouvrage The Long Tail, de Chris Anderson ? L’auteur y soutient qu’Internet renforce les marchés culturels de niche. Bien entendu, ça n’est pas toujours évident au premier regard, puisque le mainstream, par définition, est... mainstream. Par conséquent, les fans de science-fiction asiatique et les mordu.e.s de cinéma d’auteur québécois feront probablement tous deux grimper les statistiques de visionnement de Django Unchained, même si ce n’est pas leur film de prédilection.

À la fin de votre chronique, vous soutenez que « ce qu’il nous faudrait, ce sont des pirates de qualité » (ça alors, vous savez flatter dans le sens du poil quand vous écrivez une lettre !) « qui inonderaient le web avec des classiques, des introuvables, des révélations ». La fermeture des clubs vidéo vous permettra peut-être de constater que ces gens existent. Peu avant l’annonce de sa fermeture, j’ai cherché le film Norma Rae au Vidéo Beaubien, mais ils n’en avaient aucune copie. Le torrent, par contre, est bien vivant. J’ai aussi loué les premiers épisodes des Borgias pour constater que les DVD n’étaient qu’en anglais, sans sous-titres. Or, on peut trouver sur Internet les sous-titres de la première saison en au moins 8 langues.

Au-delà du cumul de stéréotypes qui vous donnent « l’impression de parler comme votre grand-père », l’amalgame le plus inquiétant que vous commettez est d’entremêler constamment dématérialisation et piratage, lorsque vous dites, par exemple, que nous sommes tous passés «  au streaming, à Netflix, à Illico illimité, à Tou.tv » (les torrents sont étrangement absents de votre énumération, alors qu’ils sont au cœur des pratiques des pirates). Netflix et Illico, comme le iTunes Store, c’est l’inverse du piratage : c’est l’enfermement de la culture. À l’instar de la corporation Disney qui ne cesse de vouloir étendre la durée des droits d’auteur, ces entreprises parasitent l’amour de l’art pour pouvoir en tirer des recettes potentiellement infinies, même si grâce à Internet, nous disposons des moyens techniques pour monter une bibliothèque d’Alexandrie du 21è siècle.

La menace aux films de répertoire et aux clubs vidéos ne vient pas de cette génération pirate qui « devrait s’abonner à la Boîte Noire pour avoir des idées », elle est chez ces ayant-droits qui multiplient les poursuites pour pouvoir rentabiliser la 274è remasterisation des Star Wars. Ce sont ces mêmes conglomérats qui font passer les consommateurs par « le HD, le Blu-ray, le 3D, et rebelote », comme vous l’énumérez vous-même. Croyez-vous Québécor lorsque l’entreprise soutient que le piratage nuit à la culture ? C’est pourtant loin d’être démontré.

Évidemment, le financement de la culture à l’ère du numérique pose un défi important, mais ces pirates pour qui, selon vous, « le cinéma est un divertissement gratuit en streaming » y travaillent aussi. Xavier Dolan avait d’abord cherché à sociofinancer Laurence Anyways avant d’être soutenu par la SODEC et Téléfilm Canada. La cinéaste Jehane Noujaim a réussi à récolter 126 000$ pour un documentaire sur le renversement de la dictature d’Hosni Moubarak en Égypte, via une campagne de crowdfunding.

Comprenez-moi bien, elle m’attriste aussi profondément, la fermeture du Vidéo Beaubien. Pourquoi ? Pour cet aspect communautaire, pour le club, justement, que vous décrivez bien dans votre chronique. Pour ces espaces dans la ville où un certain type de geek aime se (re)trouver. Pour l’esprit de bibliothèque qui anime ce genre de commerce, même s’il s’agit bien d’un commerce. Pour l’entreposage et la sédimentation d’oeuvres connues ou moins connues.

Les pirates s’y mettent, à l’entreposage, comme vous le soulignez en fin de chronique. Petite précision, cependant : ils s’y mettent depuis leurs débuts. Et l’adversaire, ce n’est pas la paresse ou l’ignorance de leur génération, mais l’avarice des WalMart numériques de la culture.

Sur ce, bon cinéma !

PS. La maman et la putain est disponible en torrent depuis 175 semaines consécutives, auprès de 36 sources. Quant à Une vierge chez les morts vivants, le torrent se trouve sur t411.me, qui se spécialise dans le contenu québécois et le doublage francophone, mais ça semble demander plus de patience. Comme quoi si on y met du nôtre, Internet n’empêchera pas le partage entre cinéphiles, bien au contraire.

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