Les victoires des employéEs de l’hôtellerie québécoise

No 28 - février / mars 2009

Gagner sa vie sans la perdre

Les victoires des employéEs de l’hôtellerie québécoise

Jean-Marc Piotte

Les employés québécois de l’hôtellerie jouissent actuellement de conditions de salaire et de travail parmi les meilleures en Amérique du Nord. Cela n’a pas été toujours le cas. Ainsi, alors que dans les années 1970, les salaires des préposées aux chambres et des serveurs étaient à peine supérieurs au salaire minimum, ils sont aujourd’hui souvent deux fois plus élevés. Alors que ces travailleurs étaient pauvres, ils gagnent maintenant bien leur vie. Alors qu’ils étaient traités comme des domestiques, ils se perçoivent aujourd’hui comme des professionnels. Comment expliquer cette progression remarquable ?

Dans les années 1970, la majorité des travailleurs de l’hôtellerie sont affiliés au « local » 31 de l’Union des employés d’hôtels, motels, restaurants et commis de bar de la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ). Les pratiques antidémocratiques de ce syndicat corrompu sont dénoncées par les employés du Hilton de Québec, dont le chef est Benoît Fortin, frère-ouvrier de l’ordre des Capucins, lors du congrès de la FTQ de 1975. La direction nomme par la suite Édouard Gagnon pour enquêter sur ce « local ». Gagnon, malgré des menaces de mort, soumet en 1976 au secrétaire général, Fernand Daoust, un rapport dévastateur : négociation en catimini de l’agent d’affaires avec l’employeur, signature de conventions collectives avant leur adoption par les assemblées générales, mécanisme de griefs non appliqué, majorité de travailleurs exclus de l’accréditation pour en freiner l’organisation autonome, etc.

Le maraudage de la Confédération des syndicats nationaux (CSN)

Particulièrement à cette époque, la FTQ, par respect pour l’autonomie de ses « unions », ose rarement intervenir pour contrer les pratiques antidémocratiques de certains de ses affiliés, dont le « local » 31. Indigné de la pusillanimité de la direction de sa centrale, un employé de la FTQ fait parvenir à la CSN une copie du rapport d’Édouard Gagnon. La CSN utilise ce rapport, en coule des extraits à l’un ou l’autre journal et amorce une campagne d’organisation qui lui permettra de recruter en 1979 les employés du Hilton de Québec et ceux du Méridien de Montréal. La FTQ expulse de ses rangs le « local » 31 en novembre 1981, mais il sera trop tard pour endiguer le raz-de-marée qui entraînera les travailleurs de l’hôtellerie à joindre la CSN, celle-ci regroupant aujourd’hui la moitié des hôtels, la plupart des autres, dont parfois les effectifs d’un même hôtel, étant divisés entre diverses « unions » de la FTQ.

Les premières négociations coordonnées (1986-1987)

Les nouveaux syndicats de la Fédération du commerce (FC–CSN) suivent une cure de revitalisation : établissement de pratiques démocratiques, élargissement progressif de l’accréditation à tous les employés syndicables, négociations sérieuses fondées sur un rapport de force, mécanisme de griefs solide et respecté, etc.

En avril 1986, les délégués de ces syndicats décident de négocier de façon coordonnée, afin d’établir un meilleur rapport de force avec les employeurs qui se consultent. Dans la négociation coordonnée, chaque syndicat demeure libre d’y adhérer ou pas et négocie avec son propre employeur, mais tous les syndicats adhérents s’entendent sur deux points fondamentaux : une plate-forme de revendications communes, le reste de la convention relevant uniquement du syndicat local ; aucune proposition inférieure à celle de la plate-forme n’est proposée ou acceptée localement sans consultation avec les représentants des autres comités de négociation. La négociation coordonnée, qui combine autonomie et solidarité, se distingue de la négociation regroupée où, comme dans le secteur public et parapublic, les syndicats sont représentés à une table centrale. Elle se distingue également de la négociation par pattern, telle qu’inventée par les syndicats de l’automobile aux États-Unis, où les représentants syndicaux choisissent le patron qui semble le plus fragile ou le plus conciliant, exercent un rapport de force contre lui, en vue de signer une convention collective qu’ils chercheront par la suite à étendre à l’ensemble du secteur.

À Québec, quatre syndicats, dont celui de l’hôtel Hilton, appliquent cette nouvelle stratégie. La priorité consiste à essayer d’ajuster les échéances des conventions collectives des quatre hôtels, afin qu’ils puissent entreprendre, à peu près dans le même temps, les prochaines négociations. Les travailleurs de l’hôtel Hilton déclenchent une grève qui durera plus de deux mois avant d’obtenir un règlement satisfaisant. Des gains sont enregistrés sur les trois objectifs de la plate-forme commune, sans qu’ils soient totalement atteints : intégration des « frais de service » (restauration, bars et banquets) dans le calcul du salaire et des aspects pécuniaires des avantages sociaux, congés de maladie payables et monnayables de 7 jours, à travail égal salaire égal et équivalence des avantages sociaux pour les différents statuts d’emploi.

L’année suivante, en 1987, les employés montréalais de l’hôtellerie et de la restauration, regroupés dans 19 syndicats, empruntent la même démarche, tout en se fixant des objectifs de négociation plus élevés. La mobilisation s’organise. Près de 1 000 employés participent à un rassemblement à l’amphithéâtre du Plateau au Parc Lafontaine. Les employés du Grand Hôtel (Auberge des Gouverneurs-Radisson) entrent en grève le 13 mai et établiront le pattern après six semaines d’interruption du travail. Les gains se révèlent substantiels, notamment l’obtention d’un salaire horaire de 10,00 $ pour les préposées aux chambres, un rattrapage salarial dans certains établissements se situant ente 19 % et 57 % et l’implantation d’un REÉR.

La première ronde nationale (1990)

Plus de 30 syndicats (la plupart de Montréal, trois de Québec et un chacun pour Sorel, Gatineau et Rimouski) participent à la négociation coordonnée pour la première fois au plan national.

Les difficultés s’accumulent durant l’année. La situation économique empire : saison estivale touristique médiocre et chute du taux d’occupation des hôtels. La toute nouvelle concertation syndicale s’avère laborieuse : ainsi, la plupart des syndicats ne respectent pas l’échéancier du dépôt des mandats de grève. De plus, à Montréal, les syndicats doivent affronter une association patronale regroupant 12 hôtels.

Après avoir tenté de ralentir le rythme de leur négociation pendant plusieurs semaines pour permettre aux autres tables de les rejoindre, le syndicat du Holiday Inn Richelieu approuve en assemblée générale une nouvelle convention collective le 27 juin. Une entente de principe au Bonaventure Hilton le 9 juillet en reprend les principaux gains, avec certaines limitations. Cet hôtel est membre de l’association patronale de Montréal et, fait à noter, les porte-parole à la table de négociation sont respectivement Gilles Duceppe, coordonnateur national pour la partie syndicale, et Me Larouche, coordonnateur de la partie patronale. Une assemblée élargie et houleuse du secteur syndiqué de l’hôtellerie se tient au Centre Sheraton. Plusieurs délégués s’insurgent contre un règlement qu’ils jugent imposé. Le lendemain, Gilles Duceppe annonce sa candidature pour le Bloc québécois à l’élection fédérale partielle dans le comté de Laurier–Sainte-Marie. Des rumeurs se répandent alors selon lesquelles l’entente du Bonaventure Hilton a été précipitée à cause de cette candidature…

Peu à peu, le calme se réinstalle et le résultat de la négociation au Bonaventure Hilton est perçu comme une base de règlement intéressante, notamment par une garantie journalière de huit heures pour les salariés et de six heures pour ceux à pourboire, une augmentation salariale annuelle autour de 5 %, un rattrapage salarial entre 15,6 % et 23,4 % pour les cuisiniers, le droit d’obtenir cinq semaines de vacances après dix ans d’ancienneté et une bonification des congés de maternité et de maladie.

Des ententes similaires sont acceptées sans conflit par les assemblées générales des autres syndicats, sauf à l’hôtel Méridien où l’employeur décrète un lock-out qui durera 11 jours.

La 7e ronde de négociation nationale (2008)

En 2008, les négociations coordonnées sont bien rodées, regroupent maintenant 41 hôtels de tout le Québec et reposent non seulement sur un protocole de coordination et une plate-forme commune de revendications, mais aussi sur une coordination efficace de la mobilisation des syndiqués.

Les principes du protocole peuvent être ramenés aux suivants : 1. Chaque syndicat demeure maître de sa négociation avec l’employeur local. 2. Chaque syndicat qui adhère à la négociation coordonnée doit y demeurer fidèle jusqu’à la fin. Il doit donc consulter les autres syndicats avant de présenter une contre-proposition ou d’accepter un compromis sur la plate-forme. 3. Le contenu des revendications doit être lié à la capacité de mobilisation des syndiqués et rejoindre les besoins de la majorité des syndicats et des membres. 4. Chaque syndicat se dote de ressources financières (1,00 $ par semaine, par syndiqué) et forme des militants pour soutenir ceux qui seront à l’avant-garde de la lutte (moyens de pression, grève, lock-out).

La plate-forme de revendications communes comprend les objectifs suivants : la 8e journée de maladie non utilisée devient, elle aussi, remboursable, possibilité d’une semaine réduite pour les travailleurs permanents à temps complet – sans perte d’avantages reliés à l’ancienneté – afin de concilier famille/travail, réduction d’une chambre pour leurs préposées, croissance de 5 % de la contribution de l’employeur au régime d’assurance collective, majoration de la prime de départ à la retraite et bonification de ce régime, limitation du recours aux agences de personnel, augmentation annuelle de 5 % du salaire, convention de trois ans.

Le calendrier de mobilisation débute en septembre 2007 lors d’une rencontre à Trois-Rivières où une centaine de délégués syndicaux, qui constituent le comité de coordination, s’entendent sur un protocole de fonctionnement et une plate-forme de revendications. Début décembre, rencontre du comité de coordination pour adopter les textes finaux de la plate-forme. Dans les semaines qui suivent, des assemblées, dans chaque syndicat, décident de l’adhésion à la négociation cordonnée. En février 2008, tournée dans les divers départements de tous les hôtels pour examiner les demandes locales. Puis le comité exécutif de chaque syndicat présente à l’assemblée générale les projets d’amendement aux conventions collectives. Au 31 mars, conférences régionales pour annoncer le dépôt coordonné des projets de convention collective qui permettra d’exercer légalement la grève trois mois plus tard.

Chaque syndicat doit obtenir de son assemblée générale un mandat de grève pour une durée totale de 72 heures à utiliser, localement, aux moments jugés opportuns. Les syndicats de l’hôtellerie se dotent d’une stratégie que je qualifierai de « guérillero » : frapper à l’imprévu là où ça fait le plus mal et où les travailleurs sont le plus mobilisables. Un syndicat peut débrayer durant deux heures, puis retourner au travail. Chaque vendredi, des autobus sont nolisés qui emmènent des militants pour occuper le hall d’entrée d’hôtels en conflit.

Une génération de jeunes militants, âgés de 20 à 30 ans, s’investit dans la mobilisation et prend le contrôle de certaines instances syndicales. La génération des baby-boomers regarde avec sympathie et incrédulité ces jeunes, d’origines diverses, qui démontrent dans l’action une énergie qui leur rappelle la leur dans les années 1970. Avec une imagination débordante, un plaisir à s’exprimer et un petit air baveux que les patrons jugent irrespectueux, ils chambardent tout et entreprennent une « révolution » culturelle sous l’œil méfiant des générations se situant entre les vieux et les jeunes, et dont les craintes relèvent sans doute de leurs responsabilités financières plus lourdes.

Les travailleurs de l’hôtel Hyatt Regency débraient le 4 juillet durant le Festival de jazz… Le 19 suivant, ils déclenchent la grève générale. Face au joyeux cafouillage dans les divers hôtels, les principaux employeurs se regroupent et cherchent à se coordonner. Certains s’adressent directement aux employés, essayant de les soulever contre leurs syndicats. Les procureurs patronaux se concertent, font traîner les négociations, cherchant à briser l’unité syndicale.

Après avoir négocié d’un commun accord le normatif, les syndicats s’opposent à la demande patronale de négocier les clauses locales à incidence pécuniaire avec celles plus lourdes de la plate-forme commune, craignant que celles-là soient noyées dans celles-ci. Dans plusieurs cas, ils obtiennent satisfaction.

Le syndicat de l’hôtel Pur à Québec signe une excellente convention collective le 16 juillet. Malheureusement, le syndicat du Sheraton Centre signe à peu près au même moment une entente, sans respecter le protocole de coordination qu’il avait endossé en assemblée générale. Un flottement alors s’installe, les employeurs espérant avoir établi un pattern, tandis que les syndiqués se demandent comment le briser.

Finalement, le syndicat de l’hôtel Hyatt Regency approuve, après trois semaines de grève, une convention collective supérieure à celle du Sheraton Centre. Il fait des gains sur chaque point de la plate-forme, notamment sur deux enjeux particulièrement litigieux : réduction d’une chambre pour les préposées durant l’été et les fins de semaine, stipulations qui réduisent à presque rien les services des agences de personnel. Les autres syndicats profitent de cette percée, dont ceux de l’hôtel Reine Élizabeth dont l’arrêt de travail, le premier de leur histoire, durera un peu plus de deux mois. Cependant, une dizaine de syndicats, dont le Holiday Inn de Longueuil toujours en lock-out et celui en grève du Four Points Sheraton, continuent cette lutte particulièrement exigeante.

Un modèle de solidarité

Les hôtels, comme toutes les entreprises de services, ne peuvent être déménagés dans d’autres pays comme certaines manufactures et industries. Ils ne sont pas non plus assujettis à la loi des Services essentiels et aux lois spéciales des gouvernements qui ont transformé, selon un des grands spécialistes de la question [1], en négociation « factices » les négociations dans le secteur public.

Toutefois, ce type de négociations, où les syndicats locaux décident de se coordonner au plan national, a démontré dans l’hôtellerie, malgré la disparité de taille entre les établissements, sa grande efficacité, faisant passer ses employés de la pauvreté à des conditions de travail et de revenus décentes, et cela, dans une période où pourtant la plupart des syndicats étaient sur la défensive et moroses.

La négociation coordonnée, ce modèle de négociation autonome et solidaire, pourrait être avantageusement reprise dans d’autres secteurs au Québec, au Canada et ailleurs.


[1Perrier, Yvan, De la libre négociation à la négociation factice, Nota bene, 2001.

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