Dossier : Promesses et périls (…)

Promesses et périls du numérique

Les logiciels libres

Entre collaboration en réseau et accès libre à la connaissance

Stéphane Couture

Depuis quelques années, les principes du logiciel libre ont permis le développement de nombreux logiciels tels Firefox, OpenOffice ou Linux et ont suscité un intérêt accru de la part de plusieurs secteurs de la société. C’est avant tout la dimension éthique soulevée par les acteurs de ce mouvement qu’il convient d’articuler aux pratiques et discours des mouvements sociaux.

Les logiciels libres : un enjeu éthique d’accès à la connaissance

Le logiciel libre naît dans les années 1980. Avant cette période, le développement des logiciels ne constitue pas un enjeu commercial et le partage des connaissances entre les programmeurs de différentes entreprises ou institutions publiques est la norme. Cette situation change vers la fin des années 1970. Les programmes informatiques sont progressivement soumis aux régimes juridiques de droits d’auteur, ce qui a pour conséquence de restreindre les usages et surtout le partage de leur code source, c’est-à-dire l’ensemble des instructions humainement compréhensibles, qui forment le programme informatique. Face à cette situation, émergent quelques initiatives ayant comme objectif, sinon de s’opposer à ces restrictions, du moins de proposer une alternative. C’est ainsi que Richard Stallman, un informaticien états-unien, décide de créer un ensemble de logiciels libres, définis par quatre libertés :

• la liberté d’exécuter le programme, pour tous les usages ;

• la liberté d’étudier le fonctionnement du programme et de l’adapter aux besoins ;

• la liberté de redistribuer des copies ;

• la liberté de distribuer des copies des versions améliorées.

Malgré l’ambiguïté du terme anglais free software (gratuiciel), un logiciel libre n’est pas nécessairement un logiciel gratuit : rien n’empêche de vendre le logiciel et de créer un modèle d’affaire autour de celui-ci. Le logiciel libre n’a pas non plus comme objectif premier d’être plus efficace sur le plan technique. L’enjeu premier des logiciels libres, du moins dans la perspective de Richard Stallman, est d’ordre éthique, voire politique : il s’agit d’assurer le partage et le libre accès à la connaissance.

À la fin des années 1980, cette définition du logiciel libre a été codifiée dans la licence publique générale GNU (GNU General Public License, communément abrégé GNU GPL, voire GPL). Cette licence d’utilisation des logiciels opère en quelque sorte un détournement des lois sur les droits d’auteur pour garantir le libre partage plutôt que de le limiter. Parfois, nommée copyleft (en opposition au copyright), cette approche a inspiré d’autres licences d’utilisation similaires, les plus connues étant sans doute l’ensemble de licences Creative Commons.

Open Source : la collaboration en réseau sur Internet

Les principes du logiciel libre, combinés au développement d’Internet, favorisent la collaboration active d’une quantité toujours plus grande de programmeurs (surtout des hommes). Une bonne part de ceux-ci cependant ne partagent pas du tout les préoccupations éthiques des origines. Ils participent à ces communautés de logiciels libres surtout par intérêt ludique, pédagogique, voire même commercial. Cette dernière dimension est fortement mise de l’avant dans l’essai intitulé La cathédrale et le bazar, consacré à une analyse du développement de Linux. L’auteur, Eric S. Raymond, soutient la supériorité d’un modèle de développement en bazar, s’appuyant sur la collaboration en réseau. Raymond – dont il est important de savoir qu’il s’affirme explicitement comme libertarien (en promouvant, entre autres choses, le remplacement de l’État par un libre marché total) – affirme par exemple que le monde de Linux « se comporte comme un marché libre ou un écosystème, un ensemble d’agents égoïstes qui tentent de maximiser une utilité » [1].

Outre de susciter l’intérêt des acteurs commerciaux, cet essai a eu pour conséquence la création du terme Open Source. Ce terme, qui met davantage l’accent sur le caractère pragmatique d’« ouverture » du code source, permet de remplacer le terme free (de free software), perçu comme trop rebutant pour les intérêts commerciaux. L’Open Source a ainsi permis l’alliance d’une armée de programmeurs zélés et d’entreprises commerciales comme Netscape, IBM, Sun et, plus récemment, Google au service du développement de logiciels libres aujourd’hui très populaires tels Linux, Firefox ou OpenOffice. Cette alliance s’est cependant faite au prix d’une évacuation considérable des enjeux éthiques d’accès à la connaissance, qui étaient pourtant à l’origine du mouvement des logiciels libres. Cette situation fera dire à Richard Stallman que les partisans du free software et ceux de l’Open Source forment deux camps politiques opposés au sein d’une même communauté.

L’importance d’un discours éthique sur les technologies numériques

Cette présentation historique démontre bien les tensions et contradictions qui traversent encore le monde du logiciel libre. Les formes de collaboration en réseau, ayant émergé sur Internet, font l’objet depuis dix ans d’un important investissement capitaliste, qu’il est important d’identifier. Toutefois, la préoccupation éthique, voire politique, liée à l’accès à la connaissance, est encore bien présente dans le mouvement. Ainsi, plusieurs militants du logiciel libre s’opposent aujourd’hui à une certaine privatisation des savoirs, qui va de pair avec le renforcement des régimes de propriété intellectuelle. D’autres voient l’adoption des logiciels libres par les administrations publiques comme un enjeu de transparence, de bonne gouvernance et de contribution au bien commun. C’est le cas par exemple de l’organisme québécois Facil, qui a récemment intenté une poursuite contre le gouvernement pour l’octroi de différents contrats informatiques, sans appel d’offre. Malheureusement, cette plainte n’a pas abouti. Selon les juges, l’organisme (sans but lucratif) n’avait pas d’intérêts commerciaux dans la démarche, cette motivation démontre bien les difficultés à intégrer, dans les choix technologiques, des dimensions qui ne relèvent pas exclusivement de l’efficacité et de la recherche de profit. Il est donc important pour les organisations critiques du capitalisme de comprendre les tensions qui existent dans le monde du logiciel libre, mais aussi de se saisir et de développer le discours d’ordre éthique encore porté par bon nombre de militants du logiciel libre.


[1Eric S. Raymond, La cathédrale et le bazar, 1998 : http://www.linux-france.org/article/these/cathedrale-bazar/

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