Dossier : L’utopie a-t-elle (...)

Dossier : L’utopie a-t-elle un avenir ?

Les délires de la raison

Contre-utopies

Christian Brouillard

L’idée du Progrès, telle qu’elle a commencé à s’élaborer aux XVII-XVIIIe siècles, postulait que l’Humanité pouvait, et devait, se perfectionner continuellement, guidée en cela par les lumières de la Raison. Dans cette marche en avant contre l’obscurantisme et la tradition, l’Humanité accédait, enfin, au contrôle de la nature et, par contre-coup, d’elle-même. La floraison des discours utopiques (portés, entre autres, par des auteurs comme More, Campanella, Cyrano de Bergerac ou Morelly), à cette époque, exprime bien cette vision d’un espace «  autre  », un espace où peut se déployer la volonté de remodeler, au nom du bonheur collectif, la Nature, l’Humain et le social d’une manière rationnelle.

Cependant, presque au même moment, surgit un contre-discours, des contre-utopies qui tentent d’explorer la logique ultime de ces cités rationnelles. C’est en 1726 que Jonathan Swift publie Les voyages de Gulliver où il met en scène deux contre-utopies. Sur l’île de Laputa, l’espace et la vie sont soumis étroitement aux règles abstraites de la géométrie, avec des résultats désastreux : maisons en ruines, misère, etc. À la fin de l’œuvre, Gulliver aborde une contrée où une espèce intelligente de chevaux a créé une république parfaite, dominant des humains dégénérés et moralement vicieux. À partir de ce récit de Swift, on peut dégager deux constats : les humains sont, par nature, incapables d’accéder à la perfection, conclusion en accord avec le pessimisme anthropologique de l’auteur mais, d’autre part, l’utopie chevaline se révèle, par-delà la perfection et la vertu, insoutenable : ces chevaux rationnels et sans faiblesses sont dépourvus de tout sentiment et d’empathie. Cercle parfait et homogène, cette utopie n’a aucune ouverture vers l’Autre, le dissemblable ou la singularité.

D’une manière différente, Orwell, dans La ferme des animaux (1945), met aussi en scène une contre-utopie animale. Largement inspirée de l’expérience stalinienne, cette fiction décrit la tentative des animaux d’une ferme pour créer une société libre, ne débouchant, à la fin, que sur un ordre toujours inégalitaire : «  Tous les animaux sont égaux mais certains sont plus égaux que d’autres.  » C’est un constat qu’on peut retrouver, en partie, dans le roman de Pierre Boulle, La planète des singes (1963), roman qui donna lieu, par la suite, à une série de films.

Insoutenable perfection

Dans la fable de Gulliver, on retrouve ainsi certaines des constantes de la littérature contre­utopiques. Loin d’être le simple envers des utopies, elles sont plutôt des utopies en sens contraire, poussant la logique de ces dernières à ses ultimes conséquences, démasquant, derrière la perfection achevée des cités utopiques, les conséquences désastreuses que celles-ci ont sur l’autonomie individuelle et ce que Orwell appelait la Common decency. Par cette expression, il faut entendre, par-delà les idéologies, ces vertus humaines de base – générosité, loyauté, amour – qu’on peut retrouver, traduites différemment selon le contexte culturel, dans toute l’histoire de l’humanité. Le grand danger alors, c’est l’éradication de la singularité et de la personnalité avec ce qui s’ensuit – élimination des sentiments, de l’amour, de la sexualité ou de la procréation –, une éradication menée au nom du grand collectif, un NOUS absorbant le JE [1] . Cette disparition de la personnalité, la contre-utopie la met en scène dans un espace «  transparent  », balisé et surveillé par le pouvoir (à ce titre, le Panopticon de Bentham constitue un exemple parfait), ce dernier s’incarnant soit dans une figure «  paternelle  » (le Big brother de 1984 ou le Bienfaiteur de Nous autres), soit dans une machine toute-puissante comme La Matrice ou l’UniOrd d’Un bonheur insoutenable.

Le pouvoir est alors la représentation de la Raison, du moins d’une de ses formes poussée à l’excès : la raison instrumentale qui imposera le bonheur. Dans les contre-utopies, c’est donc moins du sommeil de la raison dont il faut se méfier que de ses délires…

Contre-utopies contemporaines

L’œuvre de Swift restera longtemps une curiosité marginale. Ce n’est qu’au XXe siècle, avec l’avènement de ce qui, pour certains, semblait être la réalisation de l’utopie (l’émergence de l’URSS stalinienne) que le genre littéraire contre-utopique va fleurir.

Très tôt, Zamiatine, écrivain russe, dans son roman Nous autres (1920), va s’employer à critiquer le rêve d’un État qui prend en charge la totalité sociale au nom du bonheur collectif. Ce livre (interdit de publication en URSS dès 1923) va, par la suite, inspirer tant Aldous Huxley (Le meilleur des mondes, 1931) que George Orwell dans son 1984. Par la suite, on peut relever, entre autres, Fahrenheit 451 de Ray Bradbury (1953), Un bonheur insoutenable d’Ira Levin (1970) ou La servante écarlate de Margaret Atwood (1985).

Dans le domaine cinématographique, outre les adaptations de 1984 ou Fahrenheit 451, on peut signaler THX1138 de George Lucas, Brazil de Terry Gilliam, Alphaville de Godard ou la trilogie The Matrix des frères Wachowski. Cette dernière œuvre est singulière car, à l’intérieur même de cette contre-utopie que représente la Matrice, monstrueux métissage entre l’humain et la machine, une figure utopique s’y dessine, celle de Sion. Cette Nouvelle Jérusalem, tapie au fond du sol, est l’espace clos où les humains, résistant à l’ordre et au bonheur machiniques, élaborent une autre réalité métisse, plus égalitaire. Exemple qui nous permet de voir que le contre-utopique n’est pas voué à flirter avec les idées conservatrices mais plutôt, à travers sa critique des errements de la Raison, à pointer des pistes de changements sociaux véritablement émancipatoires.


[1On est loin ici d’une société basée sur «  une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous  » (Marx)…

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