Dossier : Amérique latine - (…)

Virage à gauche en Amérique Latine

Le forum social des Amériques

Thomas Chiasson-Lebel

Le Forum social des Amériques (FSA) a tenu sa troisième édition au Guatemala du 7 au 12 octobre 2008. Bien que chaque édition reprenne le discours général des Forums sociaux, elles ajoutent leur couleur particulière. Des éléments fortement récurrents aident à dresser un portrait des questions traversant les différentes tendances qui y participent.

Il est toujours difficile de brosser un portrait général d’un Forum social. Tant d’évènements différents s’y déroulent et il s’y tient tant de discours que tout compte-rendu demeure extrêmement personnel. Toutefois, ces Forums perdraient de l’intérêt s’il n’y avait pas plusieurs tentatives d’en rendre compte témoignant de ce foisonnement.

Retour aux racines

Les racines du FSA se confondent avec celles du Forum social mondial. Ce processus, depuis 2001, vise à favoriser de nouvelles convergences entre les mouvements sociaux et les organisations afin d’augmenter l’efficacité des luttes contre le néolibéralisme, la domination du monde par le capital et l’impérialisme. Il part de l’idée générale selon laquelle les stratégies de la gauche doivent être renouvelées. Il n’est pas suffisant de prioriser la contradiction entre le capital et le travail en pensant que la résolution de cette contradiction mènera à la résolution des autres. Pour les apologistes des forums, il est nécessaire de développer de nouvelles avenues en mettant les différentes luttes (celles des femmes, des autochtones, des paysans, des travailleurs, des LGBT [1], etc.) sur un pied d’égalité afin que de nouvelles articulations émergent et qu’ainsi les luttes de chacun des groupes aient plus de chances de marquer des avancées tout en préservant leur diversité [2]. Le processus des Forums sociaux inclut des rencontres internationales, qui sont autant de moments de convergence entre les groupes participants. L’idée des forums veut que la confluence se poursuive entre les éditions mondiales, notamment par la réalisation de forums régionaux et thématiques.

Le troisième Forum social des Amériques est une édition régionale des Forums sociaux mondiaux. Les deux premiers avaient eu lieu en Équateur en 2004 et au Venezuela en 2006, en même temps que le Forum social polycentrique de Caracas [3]. Qu’y avait-il donc de nouveau dans l’édition 2008 ?

Solidarité internationale

Le FSA-2008 a été un moment important d’affirmation de solidarité des mouvements sociaux avec les transformations en marche sur le continent, surtout dans le Cône sud. Tant dans les discours d’ouverture que dans les différents ateliers, on sentait une sympathie pour l’adoption de la nouvelle constitution équatorienne, pour la lutte d’Evo Morales en Bolivie, pour le gouvernement vénézuélien, pour la révolution cubaine… Bien que des critiques sur ce qui s’y passe émergeaient ici et là, s’exprimait au FSA un appui certain envers une redéfinition plus autonome des États du Cône sud.

Alberto Acosta, l’ex-président de l’Assemblée constituante d’Équateur, où la nouvelle Constitution a été approuvée par référendum le 28 septembre par près de 64 % des votants, soutenait que « dans cette Constitution, nous disons qu’un autre Équateur est possible, qu’une autre Amérique est possible, qu’un autre monde est possible », reprenant ainsi le slogan des Forums sociaux.

Si la solidarité avec les gouvernements de gauche du Cône sud a toujours été en toile de fond des forums, elle prend un sens particulier en Amérique centrale où la gauche n’est pas aussi forte, et particulièrement au Guatemala, où la guerre civile a décimé les rangs de celle-ci par des massacres innommables. Elle venait souffler comme un vent d’espoir pour les mouvements qui poursuivent leurs luttes en espérant qu’elles mèneront ce pays à suivre le vent de changement. La visite d’Evo Morales suscitait beaucoup d’attentes, notamment pour les organisations autochtones qui voient dans sa présidence la possibilité pour les peuples originaires de ne plus être exclus du pouvoir. Il a malheureusement dû se désister.

Les autochtones

Les préoccupations des peuples autochtones ont une grande importance au Guatemala, pays où ils sont majoritaires. « La composante autochtone, qui est aujourd’hui en insurrection en Amérique du Sud, est venue s’exprimer ici », nous a dit Jorge Coronado, membre du Conseil hémisphérique du FSA. « Elle lutte pour s’exprimer à l’intérieur des mouvements sociaux, et nous n’avons pas toujours eu cela. » En témoignait également l’inscription du mot Iximulew sur les sacs distribués aux participants. Ce nom maya désigne le Guatemala. Il n’était donc pas étonnant qu’une foule d’ateliers traitent de ces questions. Le forum permettait de faire le lien entre les victoires récentes des autochtones dans le Cône sud et les luttes acharnées menées par ces peuples au Guatemala. Sa nouvelle Constitution définit l’Équateur comme un État plurinational, en reconnaissance des cultures autochtones ancestrales, et le préambule contient plusieurs références à des termes quechuas.

La revendication du respect de la cosmogonie autochtone fut souvent évoquée au forum. Les défenseurs de cette cosmogonie soutiennent qu’elle inclut une conception du respect de la Terre et de l’environnement qui ne séparait pas les êtres humains de la nature. Elle les présente plutôt comme faisant partie d’un même ensemble. Elle devient du même souffle une revendication environnementaliste. Aussi, plusieurs évocations de concepts autochtones servent à justifier une vision particulière du socialisme. Sous l’égide de mots autochtones qui signifient le bien-vivre dans une harmonie avec la nature (« sumag causai » et « ali causai » en Quechua, « Kmuet Filial » en Mapudungun…), on présente un socialisme qui serait dépecé de son aspect anthropocentrique. Il ne viserait pas uniquement à transformer les rapports de production capitalistes, mais chercherait également à respecter les modes de production autochtones et des petits paysans. Cette présence autochtone est aujourd’hui essentielle pour comprendre les luttes sociales qui sont menées en Amérique latine.

Les mines

La question des exploitations minières occupa également une bonne place dans le programme. Les instigateurs des ateliers sur cette question soulignaient que les exploitations minières causent une foule de maux dont des expropriations de petits producteurs qui ne sont pas rétribués justement, la contamination des cours d’eau dans lesquels s’abreuvent des communautés, des affrontements au sein des communautés entre ceux et celles qui appuient les exploitations minières et ceux et celles qui les refusent… Des participants disaient être harcelés et menacés de mort à cause de leur activité contre les compagnies minières. Plusieurs entreprises minières canadiennes, présentes au Guatemala, furent dénoncées, notamment lors du Tribunal permanent des peuples sur l’activité des transnationales. La Gold Corp, sentant le besoin de redorer son image auprès de la population guatémaltèque, a lancé une campagne d’affichage tapissant le centre-ville de Guatemala City.

L’intégration économique

L’Amérique centrale est en ce moment au cœur d’une dispute stratégique entre différents pôles économiques de la planète. Elle est signataire d’une entente de libre-échange avec les États-Unis qui, selon l’Alliance sociale continentale, n’a pas apporté les améliorations promises. Alors que les partisans de l’accord espéraient une hausse des exportations vers les États-Unis, les balances commerciales de la région sont davantage déficitaires qu’elles ne l’étaient auparavant. Par ailleurs, dans plusieurs pays, les investissements directs étrangers en provenance des États-Unis ont été en grande partie dirigés vers le rachat d’entreprises existantes. Il y aurait donc eu peu de création d’emplois ou de nouvelles infrastructures économiques. La liste pourrait s’allonger, mais ces exemples suffisent à expliquer la réticence des organisations et mouvements du continent par rapport aux négociations qui ont actuellement cours pour conclure un accord du même genre avec l’Union européenne. Pendant ce temps, les pays qui font partie de l’Alternative bolivarienne pour les Amériques (ALBA) cherchent à développer de nouvelles alliances dans la région pour étendre la portée de cet accord, qui se veut une alternative à l’intégration néolibérale.

Plusieurs autres thèmes furent abordés pendant le FSA. Le forum demeura marqué par la forte présence d’organisations sociales et de mouvements dans le comité d’organisation guatémaltèque, ce qui permit de faire un forum réellement près des luttes sociales de la région. La participation n’a pas été spectaculaire : il y avait entre 6 000 et 8 000 personnes. Toutefois, selon les membres du comité organisateur, il s’agissait tout de même d’un succès puisque les organisations de la région comptent sur de faibles ressources et ne jouissent pas du même appui de l’État que les organisations brésiliennes et vénézuéliennes.

Si on doit évaluer le forum aux objectifs qu’il se fixe, ce FSA aura sans doute été un succès. L’articulation de mouvements sociaux des Amériques y était manifeste. Une coordination de mouvements internationaux (dont la CLOC-Via Campesina, Alianza Social Continental, la Marche mondiale des femmes et plus de 12 autres organisations) avait produit un programme d’activités articulé pour couvrir les différents thèmes pertinents en intégrant des représentants de différents pays et de différentes organisations. Toutefois, il reste à savoir si cette articulation dépassera les forums pour agir directement sur les objets des luttes dont les mouvements sont porteurs.

À cet égard, l’assemblée des mouvements sociaux qui clôturait le forum s’est dotée d’une déclaration qui dénonce sans détour le capitalisme, en utilisant la crise économique qui se développe actuellement comme preuve de l’échec de celui-ci. Elle appelle également à une myriade d’actions qui devraient permettre aux mouvements du continent de mener des campagnes d’ampleur internationale. Il reste à voir si ces appels seront véritablement relayés à la grandeur du continent [4].


[1LGBT est l’acronyme employé pour désigner les lesbiennes, gais, bisexuels et transsexuels

[2Pour de plus amples informations sur les motifs politiques qui appuient les forums, il est utile de consulter la charte de principes des forums sociaux mondiaux. Elle est disponible à l’adresse : http://www.forumsocialmundial.org.br/main.php?id_menu=4&cd_language=3

[3Alors qu’un Forum social mondial se tenait annuellement depuis 2001, il fut décidé qu’en 2006, le forum aurait lieu à trois endroits différents en même temps. L’un se déroula à Bamako, l’autre à Caracas et le dernier à Karachi. Ils ne furent pas réalisés en même temps pour cause de contraintes locales, mais tous se déroulèrent entre janvier et mars 2006.

[4La déclaration issue de l’assemblée des mouvements sociaux est disponible en français à l’adresse : http://www.tlaxcala.es/pp.asp?lg=fr&reference=6092

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