La situation psychopolitique du Québec

No 27 - déc. 2008 / jan. 2009

En guise de post-mortem à l’Affaire Hérouxville

La situation psychopolitique du Québec

Débat politique

Dalie Giroux

Je ne souhaite pas parler ici de la valeur et des limites de la pratique des accommodements raisonnables. Je veux parler de « l’Affaire Hérouxville », en particulier du texte des « Normes de vie » rendu public par la municipalité mauricienne et de la réaction médiatique et politique à ce texte. Dans les suites de l’affaire, il m’a en effet semblé que nul n’a été en mesure de dire quelque chose sur la lettre du texte. Apparemment approuvé par une majorité silencieuse, le texte des « Normes de vie » a été, du côté de l’élite parlante québécoise, ou bien (1) rejeté du revers de la main (ignorance et paranoïa auront alors été attribuées aux rédacteurs), (2) ou bien qualifié de maladroit pour le détourner de son propos (certains y voyant une manifestation démocratique, d’autres y détectant un républicanisme à la québécoise), (3) ou bien, et c’est ce qui en restera, ridiculisé.

On a parlé d’un « malaise » devant le texte. Le malaise appartient bien à l’élite parlante, puisque Hérouxville et ses défenseurs ne semblent pas mal à l’aise du tout. À ce malaise, qui a pour objets à la fois le texte lui-même et l’appui qu’il reçoit à travers le Québec, s’ajoute aussi à mon sens le dérapage médiatique auquel nous avons assisté dans les mois et semaines précédant « l’Affaire ». Je pense en particulier à Richard Martineau qui, sous les applaudissements et devant plus d’un million de téléspectateurs à l’émission radio-canadienne « Tout le monde en parle », a suggéré à certains citoyens (visiblement de second ordre puisque ne participant pas à la discussion sur la définition de l’identité) de se diriger vers d’autres pays.

Il s’agit, à partir d’un point de vue qu’on pourrait qualifier de psychopolitique, de tenter une incursion dans la nature de ce malaise appelé Hérouxville. En particulier, je me propose de faire ce que peu ont fait jusqu’à présent, c’est-à-dire prendre le texte des « Normes de vie » au sérieux. Les rédacteurs du texte-geste de Hérouxville proposent en effet de nous dire qui ils sont (« Qui nous sommes »). Voyons donc, en étant attentif à la structure d’énonciation de cet essai identitaire, le sens de la manifestation qui se dégage de l’essai d’autodéfinition des rédacteurs de Hérouxville.

Nous et les autres

Ce qui saute aux yeux à la lecture du texte est que les éléments qui contribuent à la définition de l’identité des rédacteurs se classent selon deux catégories concurrentes. On trouve d’une part « ce que nous faisons », nos pratiques qui indiqueraient quelque chose de notre identité : écouter de la musique en buvant de l’alcool et en dansant, célébrer l’Halloween ; décorer à Noël, chanter des chants « dits de Noël » à l’école ; présence de croix de chemin sur les routes de campagne.

D’autre part, il y a « ces choses que nous faisons » qui s’opposent explicitement à « ce que nous ne faisons pas », aux pratiques des autres qui indiquent également, dans leur négation, quelque chose de notre identité : liberté des femmes et le mariage libre (contre la lapidation et les mariages arrangés) ; soins et services sans égard à la notion de genre (contre les requêtes de services genrés) ; nourriture « traditionnelle » dans les établissements de soins (contre les demandes d’accommodements religieux en alimentation dans les hôpitaux) ; interdiction des armes dans les écoles (contre le port du kirpan) ; obligation de se montrer à visage découvert en tout temps (contre le port du voile) ; port du chapeau de sécurité au travail lorsque cela est exigé (contre le port du turban sur les chantiers de construction) ; droit de faire de l’exercice devant une fenêtre (contre la demande de givrer les fenêtres d’un YMCA de la part de certains membres de la communauté juive d’Outremont) ; ingestion de viande et légumes en tout temps de l’année et respect du principe selon lequel la nourriture vise le corps et non l’âme (contre les rituels et tabous alimentaires religieux, notamment le ramadan et l’interdiction de manger du porc).

Les faces du malaise

Le contenu des valeurs exprimées dans ces catégories concurrentes est moins intéressant que le processus par lequel elles sont élaborées. Je ferai à cet effet trois remarques.

(1) Les valeurs affirmatives sont non seulement déficitaires par rapport aux valeurs négatives, mais elles sont également très peu spécifiques. Danser et boire ou célébrer l’Halloween sont des pratiques communes à de nombreuses cultures dans le monde occidental, alors que les décorations et chants de Noël, ainsi que la présence des croix de chemin, appartiennent à un héritage catholique dont l’affirmation demeure faible dans ce document : ce ne sont pas les institutions ni même les fêtes religieuses qui sont défendues, mais certains reliquats de celles-ci dans les pratiques culturelles contemporaines. Premier malaise : ce que « nous sommes » semble bien mince.

(2) Les valeurs négatives ont toutes le même schème constitutif. Le trait identitaire est énoncé contre quelque chose, et la chose en question provient systématiquement du puits imaginaire que constitue le discours médiatique (affaire du kirpan, arrestation d’un Juif par une policière, salle d’exercice avec vitrines, chapeau de sécurité au travail, etc.). Qui plus est, la chose en question provient de la culture immigrante, en particulier en provenance du monde juif et musulman (culture patriarcale, voile, nourriture kasher, interdiction d’alcool, ramadan). Le ressentiment s’indique de lui-même dans le manque de générosité qui tisse la trame de ce manifeste négateur (manque de générosité qui est devenu par contraste franchement gênant lorsque des femmes musulmanes sont venues offrir fraternité et petits gâteaux aux gens de Hérouxville). Le « qui nous sommes » dont il est question dans le texte-geste est une identité qui s’élabore comme rejet d’un autre, et cet autre est, de toute évidence et parce que cela ne peut en être autrement, une construction (nous savons notamment qu’il n’y a pas d’immigrants juifs ou musulmans à Hérouxville). Seconde figure du malaise, plus complexe et plus perverse : l’élite parlante, alors qu’elle se lave les mains du contenu de « l’Affaire », réapparaît dans les matériaux de construction de l’identité négative du peuple de Hérouxville. À ce titre, la division ville/campagne ne tient plus la route. Effet de forclusion.

(3) Un certain discours post-Hérouxville a voulu montrer que la réaction xénophobe de ce peuple dit campagnard et ignorant était le symptôme d’un rejet autrement légitime du modèle canadien du multiculturalisme – ce dont témoigne le rejet explicite des Chartes de droits et libertés par les rédacteurs des « Normes de vie » lors d’apparitions médiatiques ultérieures à la publication du texte-geste. Cette mention est intéressante dans la mesure où, à la figure de l’immigrant, et en particulier l’immigrant musulman (parce que la stigmatisation juive, m’a-t-il semblé, arrive en même temps et par défaut), semble se superposer la figure plus traditionnelle au Québec de l’Anglais (les Québécois, pour une bonne part, « haïssent les Anglais » de manière atavique). Troisième malaise : la figure de l’Autre, l’immigrant, en fait un hologramme construit dans l’espace mental québécois qui superpose deux dangers imminents. Le premier est un ancien danger, un danger colonial : l’Anglais (comprimant la séquence Empire britannique, Canada, Charte des Droits, multiculturalisme). Le second est un nouveau danger, un danger civilisationnel : le musulman (fusionnant intégrisme, terrorisme et déclin du mode de vie nord-américain).

Cette série de malaises, à savoir la pauvreté de la réponse mauricienne à la question identitaire, le caractère xénophobe de la construction mentale involontaire de l’altérité dans la relation entre l’élite et le peuple, et la rencontre, dans la figure d’un bouc émissaire, des luttes traditionnelles des francophones d’Amérique contre l’Empire et des peurs nouvelles des citoyens paranoïaques des démocraties libérales occidentales, nous présentent un portrait troublant mais riche de la situation psychopolitique du Québec. Or, il a été à peu près impossible, dans le débat autour de « l’Affaire », de prendre de front la question de la xénophobie – comme si elle était accessoire, accidentelle, temporaire. Mieux : on sert l’argument selon lequel « le racisme existe partout » pour balayer la question sous le tapis. Ou encore : on nous assure qu’il n’y a pas de crise de l’altérité au Québec.

Québécois, encore un effort si vous voulez être républicains

La complexité et la densité sémantique de la réaction hérouxvilloise exige une réflexion sérieuse sur le matériau imaginaire et historique des forces populaires d’émancipation au Québec. En lieu et place, on constate maintenant que cet épisode est clos avec la publication et la réception (courte et vicieuse, mais c’est une autre histoire) du rapport de la Commission sur les accommodements raisonnables, il y a quelque chose comme un mouvement d’effacement des éléments xénophobes de l’Affaire [1].

Ce mouvement d’effacement a peut-être à voir avec une certaine pudeur (de la honte ?) relative à des origines un peu trop proches pour être envisagées sereinement. Nombreux sont en effet les Québécois (et ici il faut bien parler de ceux que l’on dit « de souche ») qui ont une grand-mère qui a peur des « noirs », qui ont un oncle qui pérore après quelques verres que les « Indiens » sont des paresseux, des bandits et des alcooliques, qui croient que les musulmans sont tous fondamentalistes et qu’ils sont par ce fait même une menace sérieuse à notre style de vie, ou – version propre – qui s’estiment ouverts aux autres cultures parce qu’ils consomment des nourritures exotiques dans des restaurants dits ethniques. Nombreux sont ceux parmi l’élite parlante dont l’ouverture aux autres cultures, un mince vernis, aura été en somme le fruit d’une éducation tardive. Et cela, les gens du conseil de la municipalité de Hérouxville le savent très bien. À l’annonce de la mise sur pied d’une Commission d’étude sur les accommodements raisonnables, ils ont en effet suggéré que Jean Charest a finalement « entendu les voix de la population du Québec », ajoutant « nous n’avons jamais été un cas isolé ». Je pense que sur ce point, les rédacteurs des « Normes de vie » ont raison : nous sommes un peu de Hérouxville.

Cela expliquerait que la construction identitaire qui se manifeste dans le document des « Normes de vie » est cousue du fil blanc du discours médiatique et intellectuel élaboré dans la métropole. Cela expliquerait également que l’élite parlante, qui voit son image dans le miroir tendu par un petit peuple campagnard et ignorant, détourne les yeux. Nous ne sommes pas xénophobes, notre mémoire politique n’est pas la mémoire d’un peuple colonisé, et il n’y a rien à tirer du rapport de la Commission Bouchard-Taylor, sinon un peu de plaisir à l’évocation des honoraires touchés par Gérard Bouchard. Ce sera, jusqu’à plus tard, le dernier mot de cette histoire.


[1Ce mouvement a été ressenti, et ce d’emblée, jusqu’en Mauricie puisque les rédacteurs des « Normes de vie » ont produit une version atténuée du document, dans laquelle on a masqué les éléments les plus choquants.

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème