Dossier : Nos services publics, un

Nos services publics - Un trésor collectif en péril

La prise de contrôle des soins de santé rentables

Marie-Claude Prémont

Certains contrats sont plus visibles que d’autres. La longue procédure qui doit mener sous peu à la signature de contrats de PPP (partenariats public-privé) pour la construction et l’entretien des deux grands hôpitaux universitaires de Montréal (CHUM et CUSM) au coût de quelque 9 milliards $ est sans doute la manifestation la plus frappante de la nouvelle voie contractuelle empruntée par les pouvoirs publics du Québec au sein du réseau de la santé.

Parmi une gamme plus large et diversifiée de contrats qui se mettent progressivement en place, une autre classe se démarque. Il s’agit de contrats par lesquels des hôpitaux paient de petits hôpitaux privés spécialisés, que la loi dénomme « centres médicaux spécialisés » ou « laboratoires d’imagerie médicale ». Ces contrats fournissent à ces entreprises privées une clientèle qui y reçoit certains soins, surtout de type chirurgie ambulatoire ou tests diagnostics à haute technologie.

La contractualisation des services publics au secteur privé à but lucratif est le compagnon d’armes obligé du repli de l’État social qui s’observe sur un vaste horizon dessiné par la mondialisation des échanges économiques. La libéralisation des échanges pousse l’action publique dans une voie à sens unique : celle de la fragilisation de ses assises fiscales et de la dévolution au secteur privé de compétences bien sélectionnées.

Le contrat entre les pouvoirs publics et le prestataire privé sied également bien à la logique ambiante du nouveau management public qui permet, dit-on, d’accroître l’efficience de l’action publique dont le rôle est, du même souffle, remis en question. Ce mouvement s’appuie sur la croyance de la supériorité de la gestion des entreprises privées sur le secteur public, taxé de technocratisme et de lourdeur hiérarchique.

Avec en arrière-scène la crise des finances publiques alimentée par la débâcle financière, le secteur de la santé fait face à des restructurations majeures à travers les territoires. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) observe que les fonctions, qui étaient regroupées sous l’autorité d’acteurs unifiés depuis l’instauration des régimes universels de santé, s’éclatent et se spécialisent. On distingue et confie à des acteurs séparés les fonctions de la prestation de soins, de l’achat de services de santé, de la gestion de soins et des institutions, de la régulation des systèmes et du financement des soins [1]. Le contrat devient l’outil privilégié pour raccorder ensemble ces acteurs dispersés et imposer du même coup, au cœur du financement et de la prestation des services publics de santé, la société par actions de droit privé, celle même qui avait été spécifiquement exclue au moment de l’adoption du régime public de soins.

Le coup de pouce de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Chaoulli

La manifestation de la volonté de transférer aux acteurs privés certaines parties des responsabilités publiques en matière de santé avait à peine commencé à se faire valoir de façon concrète au Québec avant la prise de pouvoir en avril 2003 par le gouvernement libéral de Jean Charest. Certains rapports d’enquête en avaient certes indiqué la voie, comme le rapport Arpin de 1999 et le rapport Clair de 2001, qui ont été suivis du rapport Ménard en 2005 et du rapport Castonguay en 2008. Ces rapports donnent tous le même mot d’ordre de recrutement de sociétés privées à but lucratif pour la prestation de soins de santé couverts par le régime public (et de façon plus discrète pour le financement). Le tracé législatif ou réglementaire pour lancer ce régime remodelé se met graduellement en place, à la suite du coup de pouce de la Cour suprême du Canada.

En effet, la Cour suprême rendait en juin 2005 une décision controversée dans l’affaire Chaoulli, par laquelle elle conclut que la prohibition de l’assurance privée duplicative du Québec est contraire à l’article 1 de la Charte des droits et libertés de la personne. Les apparences veulent que cette décision favorise la protection des droits et libertés des citoyens dans le secteur de la santé. Il n’en est rien. Le sens profond de la décision se traduit essentiellement par un affaiblissement majeur de la capacité des pouvoirs publics de réglementer et de contrôler les marchés privés de soins.

Le gouvernement du Québec en a fait son lit par des modifications législatives et réglementaires qui favorisent la mise en place et l’expansion de nouveaux marchés privés pour les soins de santé, en commençant par l’adoption de la loi 33 en décembre 2006. Cette loi prévoit notamment la conclusion de contrats de cinq ans pour acheminer des cohortes de patients vers les sociétés à capital privé que sont les centres médicaux spécialisés et les laboratoires d’imagerie médicale.

La sous-traitance de soins médicaux

Ces contrats intègrent au cœur du fonctionnement du réseau public la sous-traitance de soins médicaux à des entreprises à capital privé. Dans la logique du marché, la sous-traitance peut s’appuyer sur l’un des trois motifs suivants. Le premier vise la réduction des coûts de production lorsque le sous-traitant parvient à offrir la même qualité de services à un coût inférieur. Le second motif s’appuie sur la recherche d’une capacité de production qui n’est pas disponible à l’interne, pendant que le dernier motif recherche à l’extérieur une spécialisation absente à l’interne.

Nous avons encore peu de détails pour vérifier si l’un ou l’autre de ces objectifs seront respectés. Pour l’instant, le plus gros projet de sous-traitance ayant fait l’objet d’une certaine publicité a été rejeté puisque les coûts auraient été supérieurs. C’est la raison pour laquelle le ministre Bolduc a refusé de priver le projet du nouveau CHUM de ses espaces pour les soins d’ophtalmologie qui auraient ainsi dû être sous-traités à un hôpital privé spécialisé voisin du CHUM. Une étude commandée par le ministre démontrait que les coûts privés étaient supérieurs à ceux du CHUM. 

Dans un autre dossier, l’appel d’offres lancé par l’Hôpital du Sacré-Cœur en mars 2009 est actuellement en suspens pour les même raisons, puisque les deux propositions soumises affichent des coûts supérieurs aux attentes. Par ailleurs, pour des motifs d’insuffisance de capacité (délais d’attente), un contrat de 3 millions $ a récemment été adjugé par l’Hôpital Cité-de-la-santé de Laval à la Clinique chirurgicale d’orthopédie de Laval pour pratiquer des chirurgies de la cataracte. Peu de détails sur ce contrat ont jusqu’ici été rendus publics.

Les soins rentables à l’entreprise privée

La réglementation québécoise qui a suivi l’adoption de la loi 33 a déjà identifié la cinquantaine de chirurgies spécialisées qui peuvent se pratiquer en mode ambulatoire à l’extérieur des hôpitaux. Ces actes bien sélectionnés, jumelés au triage de patients dont l’état de santé présente peu de risques, forment donc le gros du potentiel de marchés prévisibles et rentables pour les nouvelles entités qui se mettent en place pour accueillir les fonds publics et les patients munis de la carte soleil, afin de croître et devenir une voie de prestation privilégiée de certains soins médicaux spécialisés.

Une fois que les contrats publics auront permis à ces nouvelles entreprises de s’implanter et de prendre de l’essor, on peut s’attendre à ce qu’un gouvernement favorable à l’idéologie de droite en profite pour pousser plus loin le mécanisme et introduire de nouveaux marchés. Cette deuxième phase confirmerait l’instauration d’un réel système de santé à deux vitesses par l’autorisation de la pratique médicale mixte pour les médecins et les Centres médicaux spécialisés et par l’ouverture plus grande à l’assurance privée duplicative, comme le recommande fortement le rapport Castonguay.

Le réseau québécois pourrait alors démontrer que la contractualisation des services publics dans le domaine de la santé peut facilement devenir un exutoire d’intérêts privés au détriment de l’intérêt public, comme l’expérience internationale le démontre trop souvent. L’OMS soulignait en effet « avec force que la contractualisation peut s’avérer n’être qu’un outil au service d’intérêts particuliers sans considération pour l’intérêt collectif ».

Pourquoi s’engager aveuglément dans une voie que l’on sait si périlleuse ? Les événements et allégations de la dernière année en matière de contrats publics municipaux ou provinciaux nous rappellent à quel point la régulation des pratiques contractuelles représente un défi constant, voire une mission impossible.


[1Jean Perrot, Le rôle de la contractualisation dans l’amélioration de la performance des systèmes de santé, Genève, OMS, Discussion Paper no. 1, 2004, 52 p.

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