L’enjeu de la revendication berbère

No 33 - février / mars 2010

En Algérie

L’enjeu de la revendication berbère

Mouloud Idir

Il est impossible d’aborder la question des rapports entre langue et nation en Algérie, et plus particulièrement celle de la revendication culturelle et linguistique berbère (ou, comme on le dit maintenant, tamazight), tant celle-ci est l’objet de malentendus et surdéterminée politiquement, si l’on ne commence pas par évacuer un certain nombre de stéréotypes qui ont entouré les problèmes linguistiques en Algérie. Parmi ceux-ci, on trouve – notamment en Occident – l’opposition fréquente entre les « Arabes » et les « Kabyles », ou bien les « Berbères » et les « Arabes », ou encore les « Algériens » et les « Berbères », comme s’il s’agissait de peuples distincts… Aussi, on ne peut traiter de la revendication linguistique berbère si l’on ne restitue pas le contexte historique de l’émergence de ce problème et si l’on n’essaye pas de reconstituer les conditions dans lesquelles cette question a été forgée et dans lesquelles elle a évolué.

L’effet colonial

Dans l’Algérie contemporaine, on a très tôt associé le fait berbère à la colonisation. Or, le fait berbère n’a pas été créé par la colonisation, même si le fait colonial a largement contribué à le révéler, et, en le révélant, il a semé une confusion dans un dessein bien précis. En effet, parmi les problèmes importés (et imposés) par les colonisations européennes dans les pays du tiers-monde se trouve celui des minorités, que celui-ci soit vu sous l’angle politique ou sans l’angle culturel, les deux étant du reste souvent mêlés ou, en tout cas, inférant l’un sur l’autre. Les minorités berbères sont un exemple particulièrement apparent du phénomène. L’effet de la colonisation a été dans ce cas doublement négatif : d’abord parce qu’en faisant sporadiquement du fait berbère un instrument d’action politique (le fameux « diviser pour régner » des Romains), les pouvoirs coloniaux l’ont en quelque sorte compromis, ensuite parce que les pouvoirs nationaux issus de la décolonisation ont adopté la conception jacobine de l’unité nationale telle qu’elle a été élaborée en Europe depuis le XIXe siècle (ainsi la République française « une et indivisible » aux termes mêmes de sa constitution). D’où le résultat paradoxal d’États nationaux d’Afrique et d’Asie issus de la décolonisation traitant leurs minorités comme les autorités coloniales avaient traité l’ensemble du peuple colonisé.

Depuis les indépendances, les populations berbérophones du Maghreb n’ont guère le statut de minorités, sinon au sens où elles sont minorées, réduites à l’état de minorités dominées par les États. En réalité, elles sont des minorités sur le plan culturel et non en tant que minorités démographiques, puisqu’au Maroc, par exemple, les Berbères forment la majorité du peuple marocain (ce qui n’empêche pas que leur langue et leur culture aient été minorées puisqu’elles n’ont eu aucune existence officielle).

L’Algérie et le rôle des Kabyles

Un autre élément est intervenu avec la colonisation française en Algérie : l’ouverture d’un assez grand nombre d’écoles dans certaines localités de Kabylie [1] , rendant nécessaire la formation par la France d’instituteurs kabyles qui ont diffusé l’usage du français. Dans ces zones, cet enseignement a été beaucoup plus massif que l’enseignement traditionnel des marabouts [2] , qui n’avaient pas de souci d’éducation de masse, mais uniquement le souci de leur propre relève, ce qui les amenait à transmettre leur savoir, notamment de la langue arabe, à une petite frange de la population, tandis que la langue vernaculaire parlée par la masse de la population restait la langue berbère. Mais avec l’école française, l’enseignement s’est donc développé brusquement dans certaines zones (bien que l’école n’ait jamais été rendue obligatoire pour les garçons et que seule une petite minorité de filles l’ait fréquentée) et il a rendu nécessaire la formation en assez grand nombre d’instituteurs indigènes, dont les affectations se cantonnaient aux écoles rurales (ces instituteurs arabes n’avaient pas le même statut que les autres). Parmi eux, Amar Saïd Boulifa [3] et bien d’autres. Ces instituteurs indigènes enseignaient aux élèves le français, mais à aucun moment, ils ne leur interdisaient de parler le berbère. Ce sont les premiers qui ont recueilli la poésie orale et qui ont eu le souci de préserver la culture orale, car tout en reprenant à leur compte les idées laïques qu’ils avaient reçues dans les écoles normales, ils revendiquaient une identité culturelle différente de celle du colonisateur. Autre élément encore : le phénomène de l’émigration vers la France qui s’est développée dans les années 1920. Cette immigration s’est syndiquée, s’est ouverte sur la culture politique française et elle a ramené en Kabylie une partie de l’expérience et des connaissances qu’elle avait acquises.

Tout cela a conduit à ce que les Kabyles ont occupé une place prépondérante dans l’histoire du nationalisme algérien. Et certains d’entre eux ont été les premiers à poser la question identitaire au sein du mouvement nationaliste algérien et à revendiquer la diversité du patrimoine culturel et linguistique et du passé historique de l’Algérie, face aux Oulémas [4] (savants religieux), d’une part, et face, d’autre part, à d’autres courants nationalistes qui revendiquaient la seule identité algérienne réduite à l’arabité et à l’islamité et ne voulaient voir dans la revendication de la reconnaissance de la diversité culturelle qu’un argument de la colonisation. Ce déni mena à diverses frictions au sein du nationalisme algérien. Malgré ces frictions, les promoteurs de la berbérité au sein du nationalisme algérien furent d’ardents défenseurs de la cause nationale algérienne et de la longue marche pour l’autodétermination du peuple algérien.

Le combat berbère et le pluralisme dans l’Algérie indépendante

À ce jour, l’affirmation berbère soulève trois enjeux. D’abord, elle révèle une définition de la nation algérienne fondée sur des critères culturels et religieux. Deuxièmement, cette demande de reconnaissance vient heurter le jacobinisme sur le plan identitaire en jetant les bases d’un pluralisme qui cherche à concilier l’égalité, la cohésion sociale et la reconnaissance des différences. Enfin, ce combat exige une démocratisation élargie et une remise en cause des positions de pouvoir détenues par une oligarchie tirant pour son grand profit les revenus de la rente pétrolière : on pense ici à la haute hiérarchie militaire et à la police politique qui cooptent et caporalisent toutes les institutions signifiantes de la société.

Depuis 1989, plusieurs partis politiques et mouvements de la société civile portent explicitement dans leurs statuts la demande de reconnaissance constitutionnelle de la langue et de la culture berbères. Cela coïncide avec la fin de la période du parti unique et avec le multipartisme. Jusque-là, la revendication était portée par des associations à caractère culturel, principalement par le Mouvement culturel berbère. De courageux intellectuels y ont aussi contribué en apportant un soutien public à la berbérité : on pense à Mouloud Mammeri et à Kateb Yacine. Sans parler du soutien de nombreux militants en exil. Le régime algérien, par le biais d’alliés inavoués, est d’ailleurs préoccupé par une volonté de domestication de toute velléité d’opposition existant au sein de la communauté établie à l’étranger.

Le fait que des partis politiques posent désormais explicitement la question berbère sur la place publique est un acquis à mettre au compte du militantisme acharné prévalant depuis le début du siècle et consolidé par le travail clandestin des décennies 1970-1980.

La reconnaissance de la légitimité d’une telle revendication culturelle est un acquis symbolique considérable. Cependant, le fait que ces partis s’accordent sur la question berbère n’est pas un élément de convergence suffisant entre eux. On y trouve des libéraux sur le plan économique, des sociaux-démocrates, des marxisants… Certains prônent l’autonomie (c’est le cas du Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie) ; d’autres prônent une décentralisation qui coïncide souvent avec la volonté de remettre en cause les fonctions régaliennes de l’État ; d’autres enfin œuvrent pour un système confédéral visant un meilleur équilibre régional en Algérie. Autant de visions qui témoignent de la nature hétéroclite du discours actuel sur la situation berbère en Algérie.

À ce jour de nombreux gains symboliques peuvent être décelés. L’opprobre qui a souvent été jeté sur les militants de la berbérité trouve de moins en moins d’échos dans la société. De plus, un grand soulèvement a eu lieu, en 2001, dans la région berbérophone de Kabylie ; celui-ci s’est soldé par l’assassinat de 123 jeunes. Les manifestations ont mis l’accent non pas sur la seule dimension identitaire et linguistique, mais sur la gangrène sociale et politique rongeant toute l’Algérie (le chômage, l’accès au logement, la corruption, le mépris de la vie humaine, etc.). La population de cette région, très sensible à la revendication démocratique du fait d’un déni culturel entretenu par le régime, a pourtant toujours su rester à l’écart aussi bien du pouvoir militaire que des intégristes. Et cela, malgré les manipulations de certains groupes qui n’ont de cesse, depuis 1989, de chercher à diviser la population pour mieux pérenniser un régime inique et autoritaire.

Cela a forcé le pouvoir algérien à reconnaître le berbère comme langue nationale au niveau constitutionnel. Il reste à obtenir sa reconnaissance officielle et à la doter des moyens juridiques et institutionnels nécessaires à son épanouissement académique, culturel et médiatique. Cela sera long et ardu, mais pas impossible.


[1Et non pas dans toute la Kabylie, puisque dans certaines régions, le taux de scolarisation est resté très faible : il n’était que de 2 % en 1957 dans le pourtour sétifien.

[2Membres de confréries religieuses lettrées en langue arabe.

[3Tassadit Yacine, « Relire Boulifa » dans Les voleurs de feu. Eléments d’anthropologie sociale et culturelle, Paris, La Découverte/Awal, 1993, p. 17-47.

[4Tardivement acquis à la cause de l’indépendance totale avec l’occupant français. Lire à ce sujet : Amar Ouerdane, La question berbère dans le mouvement national algérien, Sillery, Éditions du Septentrion, 1990.

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