Dossier : L’université entre (…)

L’Îlot naufrageur

L’UQAM à la dérive

Gaétan Breton

Le 14 novembre 2006, le conseil d’administration de l’Université du Québec à Montréal faisait béatement le constat de sa propre turpitude : le Complexe des sciences, pourtant construit dans les règles de l’art, avait coûté 40 M$ de plus que les 165 M$ autorisés. Aussitôt se pointait en filigrane la question qu’on n’osait poser : et si l’Îlot Voyageur, qui n’était encore qu’un amas de fondations, comportait les germes d’une même catastrophe ? Le 23 novembre, dans une ambiance mortifère amplifiée par la démission, une heure plus tôt, du recteur désormais honni, l’assemblée générale du Syndicat des professeures et professeurs de l’UQAM (SPUQ) refusait la proposition de son Comité exécutif de demander l’intervention du Vérificateur général du Québec, lui préférant une enquête « indépendante ».

Indépendante mais coûtant près d’un million de dollars, la firme KPMG rendait un rapport définitif le 15 mai 2007 : le Complexe des sciences s’était érigé en petits lots morcelés, plusieurs ouvrages (dont un pavillon entier !) s’étaient ajoutés en cours de route, tous les contrats n’étaient pas « montés » au conseil d’administration et une double comptabilité avait permis à un trio forcément infernal de cacher la réalité des chiffres. Dès le lendemain, le gouvernement du Québec chargeait le Vérificateur général de faire la lumière sur les principaux facteurs des pertes occasionnées à l’UQAM par les projets Complexe des sciences et Îlot Voyageur. Car il était sorti de terre entre-temps, cet îlot naufrageur, l’administration intérimaire de l’UQAM disant impossible de casser le trop-bien-ficelé contrat du promoteur Busac. Pourtant, lorsque l’asphyxie financière est devenue totale à l’été 2007, les travailleurs ne sont jamais rentrés des vacances de la construction sur ce chantier devenu éléphant blanc pour rois-nègres avides de PPP.

Misères et avanies d’un PPP singulier

On a enfin reconnu, depuis le Rapport du Vérificateur général du 4 juin 2008 que le dérapage financier de l’UQAM renvoie à un carambolage de responsabilités. Malhonnêteté intellectuelle, manipulation et mépris des instances de la part du recteur d’alors, de son vice-recteur aux Affaires administratives et financières et du directeur des Investissements ; insouciance, négligence et incompétence des membres du comité de vérification ; tyrannie du consensus et attentisme chez les membres du conseil d’administration. Mais sortons de l’UQAM : nullité parfaite au siège social de l’Université du Québec, pourtant sa tutrice légale, et immobilisme total au ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, dont on sait maintenant qu’il savait tout… ou presque !

Le gouverment du Québec est ainsi mis à nu à plus d’un titre : il a laissé se détériorer la situation débilitante de l’UQAM, mais il est intervenu discrètement sur les marchés financiers pour protéger sa propre cote alors même qu’il se gaussait des déboires de l’UQAM. Le ministère des Finances a acquis les 269 M$ d’obligations commerciales émises par Busac – et garanties par l’UQAM ! – pour le projet de l’Îlot Voyageur, ça, le Parti québécois l’avait révélé à l’Assemblée nationale il y a un an ; mais Québec a aussi acheté sur le marché secondaire une partie des 150 M$ d’obligations émises par l’UQAM pour financer ses projets immobiliers aux premiers temps de la valse.

Voilà donc qu’on est en train de boucler la boucle de ce qui devient un formidable tête-à-queue : en freinant le financement public des universités québécoises, en particulier leurs besoins immobiliers, en les poussant aux initiatives les plus folles, dont les partenariats public-privé (PPP), le gouvernement du Québec est appelé – et le sera bientôt davantage – à colmater les failles de montages financiers aussi solides que des châteaux de cartes.

L’Îlot Voyageur est en cela éclatant : un stationnement, une gare routière, des résidences étudiantes, une tour à bureaux et un pavillon universitaire estimé à… 70 M$ sur un projet d’ensemble de 333 M$ dont on sait aujourd’hui qu’il en coûterait 529 M$ s’il était mené à terme. Au 31 janvier 2008, l’UQAM était engagée à hauteur de 218 M$ dans ce projet mort-né pour elle, mais par ailleurs très profitable pour Busac et certainement valable pour Montréal et la revitalisation de cette partie du Quartier latin. L’ennui c’est que dès le départ, l’UQAM prenait tous les risques, autant pour ce qui est des coûts, qu’on sait maintenant beaucoup plus élevés, que des recettes à venir, dont on a réduit à la baisse les estimations. Le gouffre est proprement abyssal, mais Busac, le promoteur privé, continue d’empocher les gains et serait, par contrat blindé, assuré de juteux profits.

Québec a beau dire que ce projet n’est pas un PPP, qu’il est antérieur à la création de l’Agence des partenariats public-privé, il a démontré amplement toutes les caractéristiques de ce qui pointe à l’horizon CHUM, OSM et consœurs. Comment peut-on encore croire, chez les esprits raisonnables, que le secteur privé peut faire moins cher quand le prix du béton et le coût horaire des travailleurs de la construction sont les mêmes pour tout le monde, mais que le financement est plus onéreux pour les obligations commerciales que pour les bons du Trésor et que le maître d’œuvre et futur exploitant d’une concession trentenaire a soif de profits et de gain de capital ! Il y a là une fraude intellectuelle majeure, et qui semble découler en droite ligne des diktats idéologiques de l’OCDE et de l’OMC invitant à la marchandisation des services publics.

Un prétexte pour changer les règles du jeu

Autre dommage collatéral, celui de la « gouvernance » : lui-même enfirouapé par le promoteur Busac, le recteur-entrepreneur Roch Denis a usé de duperie et, disons-le, d’autocratie pour obtenir – facilement, tout de même – l’aval du conseil d’administration de l’UQAM dans ses folles aventures immobilières. D’où il conviendrait de vilipender les membres de cette instance décisionnelle, ce qui a été fait cent fois, mais plus encore d’en modifier la substance : contre les membres « internes », en particulier professeures trop liés à une culture de gestion collégiale de l’Université, se multiplieraient les membres « externes », dits indépendants et forcément détenteurs d’une expertise et d’une sagesse propres au monde des affaires. C’est ici le credo doctrinaire de l’Institut sur la gouvernance des organisations privées et publiques (IGOPP) qui prévaut, à la grande joie de la ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport qui a déjà ouvert le débat sur la modification de la composition des conseils d’administration des universités québécoises, et qui peut en tout cas le faire à son gré en ce qui concerne les constituantes du réseau de l’Université du Québec régies par la Loi du même nom.

Le Vérificateur général s’y est attardé aussi pour souligner l’étroitesse des liens qui unissent les membres « internes » du conseil d’administration de l’UQAM aux projets qui y sont débattus, sans cependant relever – les procès-verbaux en témoignent abondamment – que les objections critiques sont pratiquement le seul fait des membres du corps professoral, donc « internes ». Il a par ailleurs documenté le taux de fréquentation des membres « externes » pendant la période de trois ans étudiée : 38 % d’absence aux réunions du CA, et 100 % d’absence des trois membres « externes » qui forment le comité de vérification dont l’un, M. Jacques Girard, n’avait pas encore compris, au lendemain du Rapport, que la modestie lui commandait de démissionner, ce qu’il a fait au début de l’été sous la pression du SPUQ.

Le SPUQ qui avait demandé dès mai 2007 qu’on sorte le projet de l’Îlot Voyageur du périmètre financier de l’UQAM, et qui l’a dit à la ministre Michelle Courchesne en juin, suscitant ses sarcasmes. Elle a pourtant annoncé fin août 2007 – il y a déjà plus d’un an, donc – que le gouvernement du Québec chercherait un repreneur pour ce projet largement non universitaire et tiendrait l’UQAM indemne des conséquences financières de cette affaire insensée. C’est la moindre des choses si l’on veut maintenir l’équilibre démographique et linguistique de la fréquentation universitaire à Montréal, dont l’UQAM assume depuis bientôt 40 ans la part sociale.

L’Îlot Voyageur, c’est notre Stade olympique à nous. Faudrait-il surtaxer les billets d’autobus pour payer la note, comme on l’a fait pendant 30 ans sur les produits du tabac pour payer le désastre de 1976 ?

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