L’Afghanistan aux Afghans

No 16 - oct. / nov. 2006

Éditorial No. 16

L’Afghanistan aux Afghans

Le Collectif de la revue À bâbord !

Les événements des derniers mois nous confirment ce que nous savions déjà : le Canada n’a rien à faire en Afghanistan. Au moment de mettre ce numéro sous presse, 28 soldats canadiens avaient été tués depuis février dernier. Bien entendu, personne ne fait le décompte des victimes afghanes. On préfère nous ressasser sans cesse les mêmes « arguments » en faveur de la guerre. Voyons ceux-ci de plus près.

Consolider la démocratie. Nous ne faisons que consolider un régime fantoche, corrompu, imposé par les États-Unis et issu de l’alliance entre les multinationales du pétrole et du gaz (Hamid Karzaï est un ancien conseiller d’Unocal), les chefs de guerre et les barons de la drogue. Et puis, quelle démocratie défendons-nous au juste, si ce n’est celle qui s’arme jusqu’aux dents et se permet d’aller massacrer des peuples étrangers ? La démocratie est certes « à consolider », mais d’abord ici, chez nous, où les va-t-en-guerre mènent des offensives militaires, économiques, morales et sociales contre les pauvres, les marginaux et les étrangers.

Reconstruire l’Afghanistan. Croit-on vraiment que des militaires étrangers soient les mieux outillés pour « reconstruire » l’Afghanistan ? Il faudrait d’abord que ces militaires cessent de détruire le pays… Et puis, quelqu’un a-t-il démontré l’inaptitude des Afghanes à reconstruire écoles, hôpitaux et maisons ? Le « rôle de reconstruction » de l’armée canadienne est une vue de l’esprit, chère en particulier semble-t-il au Bloc québécois, qui refuse de condamner une mission dédiant pourtant dix fois plus de fonds aux opérations militaires qu’à la « reconstruction ». Ce parti devrait cesser d’être « pour » une mission théorique que personne ne fait.

Combattre le terrorisme. S’il y a quelque chose qui encourage le terrorisme, c’est bien de bombarder un pays, d’occuper ses villes et ses villages et d’infliger une punition collective à un peuple entier sous prétexte qu’on y trouve des terroristes. Rappelons pour mémoire que le 22 septembre 2001, les Talibans offraient de livrer Ben Laden si les États-Unis produisaient des preuves contre lui, ce que les États-Unis ont refusé de faire. Le 1er octobre 2001, le mollah Omar proposait d’extrader Ben Laden au Pakistan, où il aurait été détenu en résidence surveillée à Peshawar avant de comparaître devant un tribunal international, et cette fois sans demander de preuves. Les États-Unis ont rejeté cette offre avec mépris, préférant bombarder puis envahir l’Afghanistan… et ne pas capturer Ben Laden, pour se jeter aussitôt sur l’Irak !

Défendre les droits humains. Celles et ceux qui se font abattre parce qu’ils ne respectent pas les check points installés dans leur pays par des armées étrangères ne semblent pas avoir de droits humains. Les cas de torture et de traitements inhumains infligés aux Afghans tombant entre les mains de la « coalition » sont amplement documentés, quoique peu diffusés… Quant aux droits des Afghanes, selon les organisations de femmes afghanes elles-mêmes [1], ils sont encore plus bafoués aujourd’hui qu’avant l’occupation étrangère.

Ne pas trahir nos alliés, qui attendent du Canada qu’il « assume ses responsabilités ». Ce n’est pas parce que Jean Chrétien, Paul Martin et Stephen Harper ont fait des promesses au nom des Canadiennes, qui n’ont jamais été consultées, que des soldats et des Afghanes doivent mourir. Ces promesses n’ont pas été faites en notre nom et nous ne nous reconnaissons aucune « dette » envers l’OTAN, une organisation militaire, antidémocratique voire criminelle, inféodée aux intérêts des États-Unis.

Si nous nous retirons, les Talibans vont prendre le pouvoir. Ce sont les puissances occidentales et leur occupation qui nourrissent les rangs des intégristes – comme elles les ont armés, ne l’oublions jamais, dans les années 1980 et 1990 lorsque cela leur convenait. En tant que démocrates et laïcs, nous pouvons certes nous désoler de ce que la résistance à l’occupation étrangère prenne la forme d’un mouvement religieux intégriste [2], mais on touche là un problème qui n’est pas du ressort des armées impérialistes : c’est au peuple afghan de lutter contre ses propres démons. Les Afghanes, avec l’appui solidaire – et internationaliste, aurions-nous dit à une autre époque pas complètement révolue – des peuples de la Terre, trouveront un jour les moyens (politiques et sociaux, institutionnels ou violents) pour en finir avec l’intégrisme qui les ronge.

Si nous nous retirons, le pays va sombrer dans la guerre civile. Ce dernier raisonnement, à la limite, pourrait se formuler ainsi : « Tant qu’à ce que les Afghanes se massacrent entre eux, il est préférable de les massacrer nous-mêmes et servir nos intérêts en même temps ». En quoi la guerre de conquête est-elle plus moralement acceptable qu’une éventuelle (et hypothétique) guerre civile ? Cet argument de pompier-pyromane est le plus fallacieux de tous, car comme le rappelle Jean Bricmont, « les anticolonialistes britanniques ne pouvaient pas garantir que la fin de l’empire des Indes ne se passerait pas de façon tragique. Était-ce une raison pour demander que l’Angleterre occupe l’Inde indéfiniment ? » [3]

* * *

Nous assistons depuis quelques années à une nouvelle « conquête du Moyen-Orient », pour reprendre l’expression de Robert Fisk [4]. Le redéploiement militaire occidental en Irak et en Afghanistan, théâtres d’un enjeu énergétique mondial majeur, de même que les menaces constantes contre l’Iran et la Syrie et la complaisance occidentale et onusienne devant la destruction israélienne du Liban, ne font qu’alimenter le ressentiment légitime qu’éprouvent les peuples de ces régions contre l’arrogance des Occidentaux.

Les victimes de ce jeu macabre sont les Afghans et les Afghanes, de même que les soldats étrangers qui vont mourir dans ce pays pour les intérêts des riches et des puissants. Il est temps de sortir de cet engrenage mortifère. Contrairement à ce qu’affirment les politiciens et les médias, le véritable courage – « assumer ses responsabilités », comme ils se plaisent à le dire – consiste à sortir de cette logique d’affrontement qui nous mènera tous et toutes à la catastrophe ; c’est prendre la parole, soulever le débat dans les lieux de travail, interpeller son syndicat, écrire des lettres aux journaux et aux députées, manifester, occuper, tout faire enfin pour que cesse cette guerre d’agression.


[1Voir le site de l’Association révolutionnaire des femmes afghanes, Revolutionary Association of the Women of Afghanistan (RAWA) : http://www.rawa.org

[2Plusieurs observateurs indiquent que les Talibans mènent actuellement une politique d’alliances avec les chefs tribaux et claniques hostiles à l’occupation. La résistance à l’occupation ne regroupe donc pas uniquement des « terroristes », réels ou imaginaires.

[3Jean Bricmont, L’Impérialisme humanitaire, Montréal, Lux Éditeur, 2006, p. 160.

[4Robert Fisk, La Grande guerre pour la civilisation. L’Occident à la conquête du Moyen-Orient, Paris, La Découverte, 2005.

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème