Dossier : Les affres de l’ALÉNA

L’ALÉNA et les droits humains ne font pas bon ménage

par Lucie Lamarche

Lucie Lamarche

L’ALÉNA est un accord de commerce régional flanqué de deux accords parallèles de coopération : l’un dans le domaine du travail et l’autre concernant l’environnement.

Posons, sans faire d’autres distinctions aux fins des quelques lignes qui suivent, que le travail et le droit de bénéficier, tant pour les générations présentes que futures, d’un environnement sain, sont des droits humains, de type individuel ou collectif. Ces deux accords parallèles sont le fruit de l’insistance mexicaine qui souhaitait, d’une part, pondérer les coûts sociaux de l’intégration économique et, d’autre part, sauvegarder sa souveraineté en matière de droits de la personne et ainsi court-circuiter les velléités protectionnistes de son voisin du Nord. Ces accords de coopération n’imposent aux trois pays concernés aucune norme commune qui pourrait avoir préséance sur l’ALÉNA lui-même. À ce chapitre, le paysage est d’autant plus clairsemé que deux des trois partenaires alénistes n’ont pas ratifié la Convention américaine des droits de l’Homme adoptée par l’Organisation des États américains en 1969. Malgré ces liens asymétriques et un peu échevelés, on peut dire sans crainte que l’ALÉNA, dix années après son entrée en vigueur, porte atteinte aux droits de la personne pour au moins deux raisons principales.

D’une part, les exigences de l’ALÉNA empêchent, dans certains cas, les partenaires de moindre envergure à l’Accord, tels le Canada et le Mexique, d’exercer pleinement leur souveraineté en vue de la promotion et de la protection des droits de la personne et des peuples par le recours à des politiques domestiques effectives et adaptées à leurs besoins. Les investisseurs n’hésitent pas à prétendre, souvent à tort d’ailleurs, que les politiques publiques nationales entravent leur droit de faire librement des profits et d’investir où bon leur semble, comme bon leur semble. D’autre part, les petits partenaires de l’ALÉNA ont pris la mauvaise habitude « préventive » de s’abstenir de réglementer au bénéfice des droits humains et de l’environnement… de peur que les investisseurs n’élèvent la voix. Bien que chaque cas soit un cas d’espèce, cette dernière hypothèse peut être vérifiée dans des domaines aussi variés que ceux de la gestion des déchets, de l’équité en emploi, de la consolidation des services publics en matière de santé ou du contrôle du quota de publicités locales dans les magazines.

Faute d’avoir réussi à affirmer, dans le texte de l’ALÉNA, la primauté des droits humains sur le commerce, il n’est donc pas vain de se demander à quoi servent les accords de coopération parallèles à l’ALÉNA dans le domaine du travail et de l’environnement. De l’ANACT (Accord de coopération dans le domaine du travail) on a dit de bien vilaines choses. Il faudrait pourtant y regarder de plus près, car ce modèle a été repris par le Canada au fil des nouveaux accords de commerce conclus, par exemple, avec le Chili ou le Costa Rica. L’idée d’un tel accord est assez simple. Un partenaire commercial ou des représentants issus de la société civile peuvent déposer une plainte auprès de l’autre partenaire si on constate que ce dernier déroge de manière soutenue aux principes du travail énumérés dans l’accord parallèle, et ce, dans le cours d’activités de production destinées à l’exportation. Cette plainte enclenchera des mécanismes de consultation et de coopération. Ce mécanisme s’est avéré utile (bien que non déterminant) dans l’affaire des tests de grossesse imposés, à l’embauche et par la suite, aux travailleuses mexicaines œuvrant dans les maquilas ou dans celle des travailleurs mexicains œuvrant dans les sweatshops aux États-Unis. Au bilan, le mécanisme n’est ni bête ni vain, mais il est truffé de barrières administratives qui en entravent le fonctionnement. Cela pourrait être corrigé et le parcours a été allégé dans le cas des plus récents accords conclus.

En matière d’environnement, le Secrétariat de la Commission de coopération environnementale reçoit aussi des communications du public. En 2004, l’organisation Friends of Earth Canada a déposé une communication où il est allégué que les États-Unis omettent d’assurer l’application efficace du Clean Water Act à l’égard des émissions de mercure des centrales électriques alimentées au charbon, et que ces émissions dégradent des milliers de rivières, de lacs et d’autres plans d’eau partout aux États-Unis. Certaines communications comportent des allégations de danger physique pour les personnes ou les peuples indigènes, alors que d’autres dénoncent le défaut de consultation en matière de décision ou de stratégie environnementales. Encore ici, on dénonce la lenteur et la lourdeur de ce processus destiné à la coopération interétatique, lesquelles tueraient dans l’œuf le potentiel du modèle coopératif.

La coopération interétatique est essentielle lorsqu’il s’agit de la promotion et de la protection des droits de la personne et de l’environnement. Qu’il s’agisse de l’eau, des travailleurs migrants, de la santé et de la sécurité au travail ou des libertés syndicales, il est aisé de reconnaître qu’un monde intégré nécessite des solutions de même nature. Notre optimisme est toutefois modéré. Les accords de commerce favorisent la mercantilisation du bien commun et des services publics, pourtant essentiels à la sauvegarde et à la promotion de la dignité humaine. Ce phénomène constitue en soi une atteinte aux droits des personnes et des peuples et évolue à une vitesse bien plus importante que celle de la coopération interétatique en matière de droits humains et d’environnement. C’est cette dynamique malsaine de concurrence qui porte atteinte au potentiel des accords parallèles à l’ALÉNA. Vivement, l’affirmation dans les accords de commerce de la primauté des droits humains sur le commerce !

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