Dossier : Mutations de l’univers

Journalismes : institutionnel vs citoyen

Quelles collaborations possibles ?

Philippe de Grosbois

Il m’est avis que le Web social marque la fin du monopole des journalistes institutionnels (formés aux écoles de journalistes, accrédités, etc.) sur l’information. Cela ne signifie pas qu’ils sont appelés à disparaître, mais plutôt à voir des transformations dans leur rôle, dans leurs pratiques et dans leur manière d’interagir avec les citoyennes, qu’on ne peut plus simplement appeler « public ».

Alors qu’avec la presse, la radio et la télé­vision, quelques diffuseurs pouvaient rejoindre une infinité potentielle de personnes, avec Internet, une infinité potentielle de diffuseurs peut rejoindre une autre infinité potentielle de personnes. Bien sûr, dans les faits, ce sont surtout des gens qui sont en marge du système médiatique actuel (médias alternatifs, professeures, artistes, célébrités, etc.) qui profitent le plus de cette mutation, pour le moment du moins. Mais en dépit de ces précisions, le constat demeure le même : il y a perte de monopole de la part des travailleurs « officiels » de l’information, et les « outsiders » font plus de bruit.

Par le biais du Web social, les internautes peuvent chercher, amasser et diffuser massivement l’information qui leur apparaît pertinente. Cela démocratise le champ du travail de l’information. Lors de la grève étudiante, et après, on a vu des gens adopter rapidement le rôle de producteur de contenu informationnel (Universitv.tv, CUTV, 99%Média, Les AlterCitoyens), de recherchiste (Libéraux.net, Moïse Marcoux-Chabot), de critique (GAPPA)... De plus en plus d’individus ont quitté la posture de récepteurs passifs. Même celles et ceux qui ne sont pas producteurs peuvent jouer un rôle plus actif en partageant les nouvelles ou les analyses qui leur semblent les plus pertinentes, et en exerçant des pressions sur les médias pour les forcer à aborder un sujet qui leur apparaît d’intérêt public.

À l’évidence, les journalistes institutionnels, pour reprendre l’expression de Dominique Cardon, sont des « gatekeepers » de moins en moins efficaces : ils perdent graduellement le contrôle de ce qui passe et ce qui ne passe pas. Cela me semble un fait accompli : il n’y aura pas de retour en arrière. Un repli corporatiste ou le recours à des stratégies d’ordre « juridique » (les accréditations professionnelles) de la part des journalistes institutionnels m’apparaît comme le même genre de lutte d’arrière-garde qu’a essayé de faire l’industrie de la musique il y a quelques années.

De nouvelles pratiques à considérer

Par ailleurs, on n’est pas obligé de voir journalisme institutionnel et journalisme citoyen en opposition. La sociologue d’origine turque Zeynep Tufecki parle « d’écosystème ». Une plus forte collaboration avec les journalistes citoyens permettrait d’éviter, au moins en partie, le formatage conformiste de la nouvelle. Au niveau inter­national, le cas de WikiLeaks est ici très inté­ressant. Si WikiLeaks a causé une telle commotion avec la publication des câbles diplomatiques, c’est aussi parce que l’organisation instaurait une rupture par rapport aux pratiques journalistiques établies :

• en laissant les câbles à la libre disposition des internautes malgré un partenariat avec quelques grands journaux ;

• par sa confrontation directe avec les élites et leur discours officiel, qui exposait du même coup la proximité d’une bonne part de journalistes avec le pouvoir et leur dépendance aux sources officielles.

L’exemple de WikiLeaks pourrait-il inspirer des manières plus collaboratives de fonctionner, entre militants ou journalistes citoyens d’une part et journalistes institutionnels d’autre part  ? Gabriella Coleman, professeure à McGill qui étudie le mouvement du logiciel libre, les hackers et Anonymous, présente brièvement, dans un clip sur Internet, ses idées pour un « journalisme open-source [1] ».

Affirmant avoir pris le terme de source au sérieux, elle demande : pourquoi ne pas publier la liste des organisations et personnalités consultées pour faire un reportage (dans la mesure où les déclarations n’étaient pas faites sous le couvert de l’anonymat, évidemment), même si ceux-ci n’apparaissent pas dans le produit final ? Une mention claire des sources serait plus transparente pour le public et reconnaîtrait le travail des journalistes citoyens (pensons aux images de CUTV et de GAPPA prises sans permission par RDI et le Journal de Montréal, respectivement). Le travail de journaliste ne devrait-il donc pas être de pointer vers l’information qui semble la plus pertinente, d’être d’abord et avant tout un point de repère ?

Les mutations médiatiques en cours amènent, entre autres questions fondamentales : quel est le rôle d’une journaliste ? Comment s’appuyer sur la mine d’informations que représente Internet ? Comment instaurer une véritable collaboration avec les internautes ? On n’a pas encore toutes les réponses, mais on peut espérer qu’à l’avenir les journalistes sauront tisser des allian­ces avec des individus qui valorisent la vérité et la propagation de l’information de manière intrinsèque. Elle implique cependant, de la part des journalistes, d’être moins frileux dans leurs relations avec les mouvements citoyens. Ceux-ci peuvent être leurs alliés à une époque où la libre expression est de plus en plus attaquée.

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