J’ai tué ma mère

No 34 - avril / mai 2010

Culture

J’ai tué ma mère

Une haine irrépressible

Paul Beaucage

Xavier Dolan a baigné très tôt dans les univers connexes du cinéma et de la télévision québécois. Durant sa tendre enfance et son adolescence, il a joué tour à tour dans des publicités, des séries télévisées et des courts métrages. Cependant, Dolan a profité de ses moments de loisir pour s’initier au cinéma d’auteur en autodidacte. Animé d’une volonté de création rimbaldienne et s’inspirant d’une nouvelle autobiographique inédite, il tente de mettre en scène son premier film dès qu’il atteint l’âge adulte. Face au refus de Téléfilm Canada de subventionner cette entreprise, il utilise ses propres économies et parvient à réaliser, à l’âge de dix-neuf ans, un premier long métrage : J’ai tué ma mère. Cette comédie dramatique ambitieuse a suscité un grand battage médiatique au dernier festival de Cannes, où elle a remporté trois prix mérités au sein de la section de la Quinzaine des réalisateurs.

De quoi est-il question dans cette oeuvre ? De la relation particulièrement houleuse qui unit un garçon à sa mère. En soi, ce thème n’avait rien de très original puisque différents cinéastes en ont traité, à travers le monde occidental, avec beaucoup d’habileté par le passé. Qu’on pense simplement aux deux versions de Poil de carotte de Julien Duvivier (d’après la pièce de théâtre homonyme de Jules Renard, 1925 et 1932), aux Parents terribles de Jean Cocteau (d’après la pièce de théâtre homonyme du même auteur, 1948), à Vipère au poing de Pierre Cardinal (d’après le roman éponyme d’Hervé Bazin, 1971). Pourtant, Dolan a su trouver un ton juste et novateur pour traiter d’une problématique potentiellement misérabiliste.

Une singulière famille monoparentale

De La petite Aurore l’enfant martyre (1952) de Jean-Yves Bigras aux Plouffe (1981) de Gilles Carle, en passant par Ti-coq (1953) de Gratien Gélinas et Mon oncle antoine (1971) de Claude Jutra, le cinéma québécois a souvent proposé une représentation traditionnelle de la famille du Québec. Or, une des belles audaces de Xavier Dolan, dans J’ai tué ma mère, consiste à exprimer une nouvelle vision de la vie de famille québécoise, tributaire des moeurs et tendances contemporaines.

La cellule familiale que dépeint ici le cinéaste apparaît comme une entité éclatée et non recomposée. Deux personnages la forment essentiellement : la mère, Chantal, ainsi que son fils, Hubert. Chantal est une mère monoparentale quadragénaire qui a élevé Hubert seule, à la force du poignet, tentant de concilier l’éducation de son fils avec une vie professionnelle bien remplie. Cependant, à la fin de son adolescence, le jeune garçon entretient une hargne très prononcée à son endroit. Ne pouvant pas souffrir ses goûts matérialistes et sa foi en des valeurs conservatrices, il s’oppose constamment à elle au nom d’un idéal éthique et esthétique plus élevé. Face à cette hostilité, Chantal ne témoigne pas de plus de maturité que son fils : elle se braque constamment contre lui et envenime beaucoup leur relation. À un point tel qu’on peut se demander, avec légitimité, s’ils parviendront à surmonter un jour leurs différends pour être en paix avec eux-mêmes.

Une magistrale mise en scène

Au-delà de quelques maladresses narratives attribuables à l’inexpérience du metteur en scène, le spectateur pourra apprécier le style personnel et maîtrisé de Xavier Dolan. Jouant avec bonheur sur les contrastes, il traduit éloquemment le duel sans merci que se livrent une mère autoritaire, possessive, et un jeune garçon rebelle, en quête d’identité. Sans complaisance, il dévoile les tactiques douteuses que l’un et l’autre utilisent afin d’atteindre leurs objectifs respectifs.

Sur le plan esthétique, Dolan a recours à une démarche hyperréaliste ou surréaliste. En quoi consiste ce mode d’expression artistique ? À représenter une réalité qui transcende la vie banale, quotidienne, à dépeindre le « plus vrai que le vrai ». Pour évoquer ce monde, le jeune réalisateur a effectué un travail plastique des plus adéquats. En variant constamment la largeur de ses cadrages, les angles de prises de vues, la longueur de ses plans, Dolan a su éviter la monotonie narrative et l’académisme. En outre, le cinéaste a utilisé adroitement des procédés grammaticaux éprouvés comme l’accéléré et le ralenti, afin de représenter un axe spatiotemporel parallèle qui correspond davantage au monde du rêve qu’à celui de la réalité. Pour s’en convaincre, il convient de se référer à la saisissante scène où le protagoniste imagine qu’il casse la vaisselle en porcelaine de sa mère afin de se venger de la déception qu’elle lui a causée. Le cadrage serré et le ralenti, combinés à la musique fort rythmée des Quatre saisons de Vivaldi, traduisent l’intensité du ressentiment qu’Hubert éprouve envers sa mère.

Le montage elliptique dont se sert Dolan per-met au spectateur de constater spontanément que la réalité ne correspond pas à ce rêve. N’empêche qu’une telle rupture de ton nous signale avec clarté qu’il n’y a qu’un pas à faire pour « passer du rêve à la réalité », selon la formule consacrée d’August Strindberg. Tout au long de sa narration, Dolan oscille ainsi entre la peinture d’un univers quotidien et celle d’un univers onirique. La coexistence, de même que la complémentarité, de ces deux entités cohérentes contribue de façon significative à la profondeur de l’oeuvre de Xavier Dolan.

Types psychosociologiques et relations entre les personnages

Préférant tracer des portraits de types psycho-sociologiques plutôt que d’analyser les tréfonds de l’âme humaine, Xavier Dolan dépeint surtout l’aspect manifeste des êtres et des choses plutôt que leur dimension latente. Par crainte de verser dans le psychologisme, il n’a pas suffisamment exploré les états d’âme de ses personnages. De sorte qu’on demeure parfois perplexe face au caractère particulièrement enfantin des disputes interminables dans lesquelles se lancent Chantal et Hubert.

Par bonheur, Dolan a quand même su préserver une zone d’ombre qui caractérise les personnages, ce qui permet au spectateur créatif d’élaborer des hypothèses cohérentes par rapport aux causes expliquant le caractère exacerbé du conflit qui oppose Chantal et son fils. Au-delà d’être une mère castratrice, dominante et possessive, cette dernière apparaît comme une femme tourmentée, qui veut assurer le bonheur de son fils mais ne sait pas comment s’y prendre pour atteindre cet objectif. Victime d’un horaire de travail contraignant et des tentations que lui offre la société de consommation, elle est souvent dépassée par la tournure des événements. Pour sa part, Hubert n’adopte pas uniquement le comportement d’un adolescent rebelle, capricieux et hautain. Il reste un jeune garçon sensible et ambitieux, qui tente d’affirmer sa forte personnalité en dépit des nombreuses embûches qui se dressent devant lui. Certes, comme il croit fermement – et non sans raison – que sa mère contrecarre ses projets les plus chers, il cherche à se venger aux dépens de celle-ci.

L’application réciproque de cette espèce de loi du Talion familiale fait en sorte que l’on a l’impression que la discorde de Chantal et Hubert est une problématique insoluble. Toutefois, face à ce que Dolan lui-même identifiait comme « la dichotomie des sentiments » entre les êtres ou au sein des êtres, on ne peut que reconnaître la relativité du bien et du mal.

Parce que Chantal et Hubert ne peuvent plus se supporter mutuellement, le jeune garçon effectue des fugues ou se fait chasser du foyer familial. Hubert trouve d’abord refuge chez son amoureux, Antonin, puis chez Julie, son professeur d’économie familiale. Dans le premier cas, il reçoit beaucoup de réconfort de la part d’Antonin et de sa mère, Hélène, une femme anticonformiste et ouverte aux idées libertaires. Cette dernière lui offre d’ailleurs de rester à leur domicile aussi longtemps qu’il lui plaira. Hubert profite de cette hospitalité pendant quelque temps, mais il est obligé d’aller se cacher ailleurs en raison du fait que Chantal sait qu’il a une
liaison avec Antonin. En conséquence, Julie l’accueillera discrètement chez elle avant qu’il n’ait d’autre choix que de se rendre au pensionnat de Coaticook, où ses parents l’ont inscrit afin qu’il devienne un élève sérieux et un jeune homme respectable (!). N’empêche que, sur l’entrefait, Hubert et Julie auront noué une solide amitié, se découvrant des affinités culturelles inattendues (pour les arts et la littérature). Cette complicité spirituelle débouchera peu à peu sur un amour platonique que les deux personnages éprouveront l’un pour l’autre.

Plusieurs chroniqueurs ont trop cherché à interpréter J’ai tué ma mère comme une oeuvre purement autobiographique, voire comme une sorte de documentaire détourné sur les rapports houleux que le réalisateur, scénariste et acteur du film, a entretenus avec sa mère. S’il ne fait aucun doute que Xavier Dolan s’est grandement inspiré de sa vie personnelle, de ses souvenirs familiaux pour élaborer l’intrigue de son film, il reste indéniable que son imagination a su les fictionnaliser de manière adéquate. Son récit, subjectif et autonome, relève clairement des lois de la dramaturgie traditionnelle et non de celles de la biographie filmée, objective et factuelle. De fait, la chose qui importe vraiment c’est la sublimation du réel et de l’irréel que le cinéaste a opérée pour transfigurer sa perception de son expérience personnelle en oeuvre d’art. À cet égard, la démarche de Dolan s’apparente à celle de Jean-Claude Lauzon lorsqu’il a réalisé son original Léolo (1992). En d’autres termes, Xavier Dolan a su établir un niveau de vérité artistique supérieur pour dépasser la singularité des choses et atteindre une forme d’universalité. Souhaitons qu’il soit aussi inspiré pour la réalisation de son second long métrage, qui devrait s’intituler Des amours imaginaires.

Thèmes de recherche Cinéma, Diversité sexuelle
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