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Dossier : Éthique animale - Les animaux ont-ils des droits ?

Éthique animale 101

Martin Gibert

Quel rapport devrions-nous entretenir avec les animaux ? Qu’est-ce que le spécisme ? Est-il acceptable de consommer des produits d’origine animale ? Faut-il agrandir les cages ou, plus radicalement, abolir toute forme d’exploitation des animaux, comme on a aboli l’escla­vage humain ? Avons-nous des devoirs envers les animaux ? Ont-ils des droits ?

Toutes ces questions relèvent de l’éthique animale. Cette discipline, relativement récente, réfléchit à « la responsabilité morale des hommes à l’égard des animaux pris individuellement [1] ». La précision est importante : en effet, l’éthique animale ne s’intéresse pas directement à la préservation des espèces ou de la biodiversité. Ces questions relèvent de l’éthique environnementale – qui a aussi son mot à dire sur nos pratiques alimentaires puisque l’industrie de la viande, par exemple, produirait autant de gaz à effet de serre que l’ensemble des transports. L’éthique alimentaire, enfin, est un troisième domaine d’éthique appliquée qui recoupe en partie les deux précédents, mais examine par ailleurs l’impact de la nourriture sur la vie des humains (comme les conséquences des pesticides sur les travailleurs agricoles).

Éthiciens de la vertu, déontologues et conséquentialistes

Les philosophes qui travaillent sur ces thèmes ne sont évidemment pas toujours d’accord entre eux (c’est bien le minimum pour des philosophes !). Comprendre les débats en éthique animale suppose de revenir à la question de base : qu’est-ce qu’une action moralement acceptable ? Dans la philosophie anglo-saxonne, on distingue habituellement trois grandes familles de réponses : l’éthique des vertus qui nous vient d’Aristote, le déontologisme qu’on peut associer à Kant et le conséquentialisme dont l’utilitarisme de Bentham est la version la plus connue. L’éthique des vertus se concentre sur l’agent (c’est-à-dire celui qui agit) et soutient qu’une action est acceptable si cet agent est vertueux ou s’il agit comme le ferait une personne vertueuse. Le déontologisme se concentre sur l’action et affirme qu’elle est acceptable si elle respecte certaines normes morales. Le conséquentialisme, enfin, envisage les conséquences de l’action et pense qu’elles doivent promouvoir certaines valeurs morales.

De nombreux débats, parfois très sophistiqués, opposent les tenants de ces trois théories. Ainsi, beaucoup de dilemmes moraux viennent de situations où l’on se demande si on doit respecter une norme (déontologique) quelles qu’en soient les conséquences. Par ailleurs, au sein même de chaque théorie, tous ne s’entendent pas sur le contenu exact des vertus, des normes ou des valeurs morales. Voilà, en résumé, la trame de base d’un cours d’éthique 101 aujourd’hui. Mais comment l’éthique animale s’empare-t-elle de ces théories ?

L’éthicien des vertus se demandera comment une bonne personne devrait traiter les animaux. Celui qui torture un chat pour le plaisir est habituellement considéré comme une brute sans coeur, le contraire d’un modèle à imiter. On a parfois soutenu que la cruauté envers les animaux était condamnable parce qu’elle mènerait à la cruauté envers les humains. Mais on peut aller plus loin que cet argument somme toute indirect – puisque la cruauté n’est ici un vice que parce qu’elle nuit aux humains. En effet, l’éthique des vertus peut aussi soutenir, plus directement, que les vertus de justice ou de compassion, bien comprises, ne devraient pas se limiter aux humains. Toutefois, même si une philosophe comme Martha Nussbaum suggère des pistes intéressantes avec son approche des capabilités, force est de constater que l’éthique des vertus est encore marginale en éthique animale. L’essentiel des débats oppose les déontologues aux conséquentialistes.

Le déontologue, quant à lui, considère que certains actes sont absolument immoraux : par exemple, traiter autrui comme un pur moyen. Si l’esclavage est foncièrement immoral, disait Kant, c’est parce qu’il ne reconnaît pas la valeur intrinsèque des esclaves, leur dignité, leur droit d’être libre (les droits de l’homme sont d’ailleurs largement redevables à l’esprit des Lumières dont Kant est une figure emblématique). En éthique animale, l’approche déontologique d’un Tom Regan (on lira un texte de lui plus loin dans ce dossier), par exemple, s’inspire largement de cette intuition kantienne et consiste à demander : mais pourquoi pas les animaux ? N’est-il pas aussi immoral de traiter des êtres sensibles comme de purs moyens sous prétexte qu’ils n’appartiennent pas à l’espèce humaine ?

Autrement dit, si le déontologisme consiste à respecter des normes, en éthique animale, cela revient le plus souvent à défendre les droits des animaux. On ne parle évidemment pas du droit à une éducation gratuite ou à voter au fédéral ! Mais plutôt du droit de ne pas être torturé, enfermé, utilisé comme une simple ressource. Et puisque nous avons l’habitude (notamment juridique) de répartir les êtres en deux catégories de base, les personnes et les choses, plusieurs déontologues revendiquent le statut de personnes pour les animaux.

Cela revient aussi à dénoncer le spécisme  : ce terme, construit par analogie avec le racisme ou le sexisme, qualifie une discrimination (moralement arbitraire) qui serait fondée sur l’espèce. Et notre spécisme, note un déontologue comme Gary Francione, s’accompagne bien souvent d’une sorte de schizophrénie morale puisque nous nous préoccupons des chiens et des chats tout en mangeant des cochons et des poulets.

C’est aussi par antispécisme que les conséquentialistes soutiennent que nos actions devraient non seulement chercher à promouvoir le bien-être des humains, mais aussi celui des animaux. Historiquement, Jeremy Bentham fut, au XIXe siècle, l’un des premiers philosophes à plaider la cause animale. En 1975, c’est un autre utilitariste, Peter Singer, qui réactiva la flamme avec son fameux livre, La libération animale (on trouvera aussi un texte de lui plus loin dans ce dossier). Contrairement aux déontologues qui sont dans une logique du tout ou rien (soit on respecte les droits des animaux, soit pas), les conséquen­tialistes considèrent qu’on peut plus ou moins maximiser le bien-être animal.

Il s’ensuit que sacrifier des animaux dans la recherche médicale, par exemple, peut être défendable s’il en résulte un grand bien-être global (l’éradication d’une maladie mortelle, par exemple). De plus, dans cette perspective, il est « moins pire » de consommer de la viande une fois par semaine qu’à chaque jour. Enfin, si l’on identifie le bien-être à la satisfaction des préférences subjectives (ce qui est contestable : l’intérêt objectif à continuer de vivre paraît aussi pertinent), il devient théoriquement acceptable de manger de la viande « heureuse », c’est-à-dire d’un animal n’ayant pas souffert durant sa vie ou son abattage.

De la théorie à la pratique

La réalité, hélas, surtout depuis l’avènement de l’élevage industriel au milieu du XXe siècle, est loin de s’accorder aux vertus, normes et valeurs morales promues par l’éthique animale. Le consensus est quasiment unanime : même un conservateur comme le philosophe Roger Scruton, carnivore revendiqué et militant pour la chasse à courre, dénonce les usines à viandes.

Mais la plupart des auteurs vont plus loin et prônent le véganisme, c’est-à-dire une consommation sans produits d’origine animale (viande, lait, œuf, cuir, fourrure, etc.). En effet, le seul végétarisme, s’il constitue assurément un progrès louable, demeure difficile à défendre théoriquement : les droits ou le bien-être de la vache laitière et de la poule pondeuse ne paraissent pas moins importants que ceux du b ?uf et du poulet de chair. Dès lors, différentes approches – pas nécessairement exclusives – sont envisageables pour changer nos pratiques.

Les welfaristes – qui sont habituellement conséquentialistes – entendent réformer la manière dont nous exploitons les animaux afin d’amélio­rer leur bien-être (welfare). Si l’objectif demeure la fin de toutes souffrances inutiles, réglementer l’industrie ou soutenir la campagne des lundis sans viande, par exemple, semblent néanmoins des progrès substantiels.

Les abolitionnistes – qui sont habituellement déontologues – soutiennent une position plus radicale. Ils militent pour abolir le fait de l’exploitation animale et considèrent que la racine du problème vient de ce que les animaux sont des marchandises (comme, autrefois, les esclaves). En effet, notre système repose entièrement sur l’appropriation des animaux qu’on peut acheter et vendre. Morts ou vifs.

Un dernier débat vaut la peine d’être mentionné : c’est celui des limites du « cercle de la moralité ». Concrètement, est-il moralement acceptable d’utiliser ou de consommer certains animaux ? Entre les grands singes, nos plus proches cousins du point de vue de l’évolution, et les insectes ou les bactéries, où situer la ligne de partage ? Si l’on s’accorde pour voir la capacité à ressentir la douleur comme un critère pertinent, tous les vertébrés (mammifères, oiseaux, poissons) devraient être inclus dans le cercle de moralité. Les choses sont moins claires pour les crustacés (crevettes, homards) et les poulpes. En revanche, les mollusques et les insectes semblent incapables de souffrir. C’est pourquoi certains végans consommeront du miel, de la soie, des moules ou des huîtres. D’autres, invoquant le bénéfice du doute, s’abstiendront.


[1Jean-Baptiste Jeangène-Vilmer, L’éthique animale, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, 2011.

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