Entre Gagarine et l’Archipel du Goulag

No 53 - février / mars 2014

International

Entre Gagarine et l’Archipel du Goulag

Sotchi. Des Jeux olympiques risqués

Pierre-Mathieu Le Bel

Présentant moins de disciplines, de nations et d’athlètes participants, et la réalité hivernale étant inconnue de plusieurs pays, les Jeux olympiques d’hiver avaient jusqu’ici été moins onéreux que les Jeux d’été. Or, tout porte à croire que les Jeux de Sotchi seront les plus chers de l’histoire olympique en chiffres absolus. On évoque déjà la somme effarante de 36 milliards de dollars. Derrière ce chiffre, on trouve des enjeux bien spécifiques.

Tous les méga-événements contemporains, sportifs ou autres, sont avant tout des entreprises ayant pour objectif la vente du spectacle. Or, comme tout produit, le spectacle se transige sur un marché. On peut considérer que le marché du méga-événement sportif dans le Nord Occident est relativement saturé du moment que les consommateurs et consommatrices peuvent difficilement absorber davantage de temps de télé, de téléphones, de billets, d’abonnements Internet, de produits dérivés, etc. Les grandes organisations sportives comme le Comité international olympique (CIO) ou la Fédération internationale de football (FIFA) l’ont compris et ont saisi l’occasion que constitue l’émergence de nouvelles puissances économiques. En effet, depuis à peine dix ans, tous les pays du BRICA ont été l’hôte d’au moins un méga-événement sportif [1] : Coupe du Monde FIFA 2010 en Afrique du Sud ; Jeux du Commonwealth en Inde en 2010 et son entrée en F1 en 2011 ; Jeux olympiques de 2008 en Chine et son entrée en F1 en 2004 ; Coupe du Monde FIFA 2014 et Jeux olympiques 2016 au Brésil ; et bien sûr Jeux olympiques d’hiver de Sotchi cette année [2].

De la perspective de Moscou, le fait d’être l’hôte des J.O. a évidemment aussi plusieurs attraits. La dernière fois que le plus grand pays du monde avait été le cadre d’un méga-événement de cette envergure était lors des Jeux olympiques d’été de 1980. Leur succès peut être considéré comme modeste : 51 pays avaient alors boycotté les Jeux en protestation contre l’invasion des forces soviétiques en Afghanistan en décembre 1979. Parmi ceux-là, on trouvait les États-Unis et le Canada, mais également 29 pays musulmans. Du coup, la télédiffusion en Occident fut presque nulle et la représentation médiatique de l’Union soviétique dut s’arrêter, comme tant d’autres choses à cette époque, au rideau de fer.

Jeux et enjeux

Aujourd’hui, les enjeux et le contexte sont bien différents. En déclin démographique constant depuis une décennie, la Russie est également en déclin industriel. Les années 1990 y ont été le cadre d’une privatisation quasi généralisée sauf pour les secteurs de l’énergie et de l’industrie militaire. Les ressources naturelles, surtout gazière et pétrolière, ont du mal à impulser un développement de pointe véritable. Or, la tenue des Jeux exigeant d’importants investissements en termes d’infrastructures, il y a là une opportunité de légitimer l’injection de deniers publics dans certains secteurs-clés, généralement liés à la construction et aux télécommunications. De plus, la confiance octroyée par les membres du CIO peut avoir le potentiel – gageons que c’est ce qu’on espère au Kremlin – de se traduire en confiance chez les investisseurs étrangers, un domaine où la Russie postsoviétique peine encore. Se trouver au 133e rang du palmarès de 2012 de la perception de la corruption de Transparency International, entre le Kazakh­stan et l’Azerbaïdjan, a certaines con­séquences...

Les méga-événements impliquent donc des mégaprojets en infrastructures pour les soutenir et les diffuser. Une manne pour de nombreuses entreprises, mais pas n’importe lesquelles. C’est par exemple une compagnie dont l’actionnaire principal est un ami d’enfance de Vladimir Poutine, Arkadi Rotenberg, qui a reçu le contrat le plus important, chiffré à plus de 7 milliards de dollars. Rotenberg a établi sa fortune sur la vente de pipelines à la compagnie d’État Gazprom. Les pouvoirs publics qui préparent des méga-événements olympiques ont tous eu recours au principe d’exception pour justifier des actions extra-légales en matière d’aménagement urbain ou de protection de la vie privée. L’apparence d’un processus équitable d’attribution des contrats est ainsi sacrifiée au nom de la rapidité d’exécution. Le même principe devient une occasion pour l’administration Poutine de légitimer l’usage de la force coercitive contre les critiques, qu’elles portent ou non sur les Jeux. Le terrorisme peut avoir le dos large. Une occasion également d’ignorer les conditions de travail inquiétantes des travailleurs et travailleuses à l’ouvrage à Sotchi, en grande partie recrutés dans les anciennes républiques soviétiques. Certains parlent d’une rémunération de moins de deux euros de l’heure.

À tout le moins, prétend-on à chaque réédition olympique, cela se concrétisera-t-il par l’aménagement d’un territoire par des méthodes et un design ultramoderne qui profiteront aux citoyens et citoyennes à très long terme. Dans le cas de Sotchi, on ferait bien de se remémorer que c’est depuis Staline que la ville s’est graduellement développée en site de villégiature destiné aux apparatchiks. C’est aujourd’hui sous la forme de sites touristiques de luxe – dont la rentabilité est déjà mise en doute – que se conçoit le legs olympique russe. Rien donc pour le Russe moyen. Bien que cette débauche de gaspillage soit le propre de tous les Jeux olympiques, l’imagination est frappée, dans le cas de Sotchi, par la question environnementale, dans cet endroit où il n’y a, en temps normal, pas de neige. On se réjouit que les autorités aient trouvé le moyen technique d’en stocker environ 500 000 m3 au cas où la production quotidienne ne suffirait pas. Le plus dérangeant est qu’on trouvera des médias pour s’émerveiller de cette prouesse technologique.

Jeux de puissance pour la Russie

Et cet engouement médiatique joue certainement un rôle dans la stratégie olympique de Moscou. Les médias sont à la recherche de grandes premières à diffuser, et le CIO de grandes premières à vendre. En 1980, NBC avait obtenu les droits de diffusion des jeux pour 87 millions de dollars ; NBC Universal a cette fois obtenu les droits de diffusion des Jeux de Sotchi ainsi que des trois prochains Jeux d’été pour 4,38 milliards de dollars. Le gouvernement Poutine a également tout avantage à diffuser à l’intérieur du pays l’image d’une nation forte et unie dans un contexte où sa légitimité est régulièrement mise en doute par des mouvements sociaux de plus en plus visibles. Ça tombe bien, l’État contrôle deux chaînes de télé nationales et Gazprom une troisième.

La diffusion des J.O. à l’international a de plus l’avantage, pour Moscou, de se jouer sur un registre plus bon enfant que celui de la puissance militaire ou économique. C’est ainsi que pour la première fois de l’histoire, la torche olympique a vu son trajet passer par le vide spatial de la thermosphère. En novembre dernier, elle faisait effectivement le voyage de Baïkonour au Kazakhstan jusqu’à la Station spatiale internationale, avec une petite sortie hors de la station avant de revenir sur Terre trois jours plus tard. L’événement était diffusé simultanément sur Times Square : la diffusion du spectacle se faisait ainsi elle-même spectacle, en quelque sorte.

Mais n’oublions pas, pour finir, que la Fédération de Russie demeure la seconde force militaire mondiale et la nation la plus développée du BRICA, notamment sur les plans de l’alphabétisation et des infrastructures. Opposée aux interventions militaires en Libye (tout comme les autres membres du BRICA) et en Syrie (tout comme la Chine), la Russie cherche à raffermir ce qui lui reste de sa puissance d’antan. On l’a vue offrir l’asile à Edward Snowden et faire rager les États-Unis. On la voit mettre en place l’événement symbolique le plus diffusé du monde contemporain dans une région du monde sans neige mais près d’intérêts hautement stratégiques : Sotchi n’est pas trop loin de la frontière géorgienne et de la Tché­tchénie, et juste en face de la Turquie. Est-ce succomber à la paranoïa que de croire qu’une telle proximité permettra à l’État d’affirmer symboliquement, militairement et économiquement son pouvoir dans une région qui l’a défié à maintes reprises dans le passé ?

En septembre 2012, la Russie prévoyait déjà des coûts de 20 milliards pour les préparatifs de la Coupe du Monde FIFA 2018. Un autre méga-événement à fabriquer et à vendre. Au vu de ce qui précède ainsi que des dérives policières et des scandales de corruption qui ont été documentés au Brésil et au Qatar, est-il même permis d’être optimiste ? Après tout, pourquoi pas ? On voit ces événements devenir parfois des occasions de mettre au jour des injustices qui autrement ne seraient pas tombées sous l’œil de la caméra. Dommage que le tableau des médailles détourne l’attention.


[1L’acronyme BRICA (pour Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) a vu le jour pour la première fois dans une étude de Jim O’Neill pour la firme Goldman Sachs.

[2À cette liste, on pourrait ajouter les Grand Prix de Bahreïn instaurés en 2004, d’Abou Dhabi en 2009, de Singapour en 2008 et de Corée du Sud en 2010 – pays qui ne font pas partie du BRICA, mais qui ont constitué autant de nouveaux marchés prometteurs.

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