Deux cultures démocratiques se rencontrent

14 octobre 2013

Profs contre la hausse et le mouvement syndical

Deux cultures démocratiques se rencontrent

2ème partie

Philippe de Grosbois

Dans la première partie de cette réflexion, j’ai commencé une analyse montrant que des regroupements tels que Profs contre la hausse (PCLH) et les organisations syndicales s’étaient développées sur la base de fonctionnements démocratiques différents, en raison notamment de l’évolution du contexte historique dans lequel les mouvements sociaux se sont déployés dans les dernières décennies. J’aimerais maintenant démontrer que les moyens de communication à notre disposition depuis une quinzaine d’années encouragent également un renouveau des pratiques militantes.

J’ai commencé à m’impliquer plus activement dans le mouvement syndical il y a bientôt 4 ans. L’une de mes premières interventions dans une assemblée syndicale portait sur la lecture de bilans annuels : chaque année, au mois de juin, nos représentant.e.s locaux lisaient intégralement un document de 15 à 20 pages qu’ils nous avaient distribué quelques minutes plus tôt, à l’entrée. L’exercice m’apparaissait aussi pénible que contre-productif : pourquoi ne pas recevoir le document par courriel quelques jours à l’avance pour en prendre connaissance, pour ensuite discuter en assemblée du contenu ?

À l’époque, je croyais que ce désaccord était somme toute secondaire en comparaison avec des débats plus idéologiques. Avec le temps, au fil de mon implication syndicale et en réfléchissant au mouvement Occupy et à la grève étudiante, j’ai compris que j’ai eu tort de le croire. Au contraire, c’est sur le plan de telles pratiques que le mouvement syndical accuse le retard le plus important [1]. J’ai également compris que cet aspect est tout sauf banal, car les modes de communication adoptés par une organisation induisent une certaine conception de sa démocratie militante.

On excusera à nouveau les comparaisons binaires et quelque peu manichéennes qui rendent la démonstration plus aisée. Bien sûr, la situation est plus complexe en réalité.

D’autres manières de créer des liens

Tel qu’expliqué dans la première partie de ma réflexion, le mouvement syndical s’est organisé sur la base de la centralisation des responsabilités entre les mains de l’exécutif. Or, le réseau Internet, dès ses débuts, s’est mis en place sur des bases inverses, celles de la décentralisation [2]. La communication ne s’y fait pas de manière unidirectionnelle, contrairement à la presse ou la télévision, mais peut néanmoins être massive, contrairement au téléphone ou au bouche à oreille.

Nul besoin d’étudier les dernières tendances en termes de médias sociaux (Facebook, Twitter et autres [3]) pour le constater. Qu’on pense simplement au courriel. Chaque individu peut envoyer un message ou un document à des dizaines d’autres individus rapidement et à très faible coût. Ces personnes peuvent le faire suivre à d’autres. Depuis quelques années, il est extrêmement simple de constituer une liste courriel, grâce à laquelle on peut écrire à des centaines d’individus inscrits en n’entrant qu’une seule adresse. C’est ainsi que la liste courriel de PCLH regroupe actuellement plus de 250 profs, qui échangent chaque semaine sur une variété de sujets.

Forcément, cette communication est aussi beaucoup plus horizontale. Dans un syndicat, les individus sont automatiquement réunis sur la base du type d’emploi exercé et du lieu physique dans lequel ils et elles exercent cet emploi. De cette affiliation a priori - qui se reproduit à plus grande échelle : fédération, centrale, etc. - doit naître une unité et un sentiment d’appartenance, qui se traduit par la production industrielle de macarons, pancartes, affiches et slogans de la part du cœur de l’appareil syndical, ainsi qu’une identité entretenue par une rivalité plus ou moins saine et souvent puérile à l’endroit des autres centrales (c’est ainsi qu’on dira parfois qu’un syndicat s’est « affranchi » de la centrale voisine pour rejoindre nos rangs, par exemple). Même, dans le meilleur des cas, en allant du bas vers le haut, la discussion politique se fait principalement de manière verticale : les assemblées votent des positions qui sont relayées dans les instances nationales. S’il y a discussion horizontale entre centrales ou même entre syndicats locaux, elle se fait surtout aux échelons supérieurs de la pyramide.

Or, par le courriel, par des sites web et par les médias sociaux, les individus peuvent plus aisément se retrouver et se regrouper de manière volontaire, sur la base d’affinités politiques. Ces rassemblements sont peu subordonnés au lieu physique de travail. L’appartenance et l’identité se constituent a posteriori : par exemple, le nom « Profs contre la hausse » a mis des semaines, sinon des mois, à s’instituer. Un symbole tel que le carré rouge correspond bien à ce type de regroupement : le carré rouge ne relève pas d’une organisation mais d’une cause à laquelle tous et toutes peuvent choisir d’adhérer. Il peut être investi de diverses significations, selon les individus et l’évolution du contexte. Il peut être réutilisé, remixé et circuler tel un mème : sur les balcons, sur les trottoirs, sur les avatars, etc.

Par ailleurs, par de tels moyens de communication, on peut plus facilement outrepasser les frontières de l’affiliation syndicale et les modes plus hiérarchiques de diffusion décrits précédemment. Actuellement, par exemple, les syndicats affiliés à la FNEEQ sont appelés à se positionner sur un document produit par leur centrale en vue des prochaines négociations. Les résolutions adoptées dans les diverses assemblées circulent rapidement à travers le réseau de Profs contre la hausse. Des documents synthèse peuvent être produits via des pratiques de travail collaboratif, qui sont elles aussi fortement encouragées par la structure d’Internet. Éventuellement, des propositions pourraient même être rédigées de manière collaborative (par le biais d’un wiki par exemple) et amenées dans plusieurs assemblées locales à la fois.

Objets de discussion et espaces de débats

Un aspect important de la vie syndicale est la négociation avec les patron.ne.s. Celle-ci implique une certaine dose de secret, que ce soit dans les assemblées (on ne veut pas dévoiler les points sur lesquels nous sommes divisé.e.s ou ceux sur lesquels nous serions prêt.e.s à faire des concessions) ou lors des négociations elles-mêmes. Sans avoir participé moi-même à un grand nombre de négociations, je peux concevoir qu’il y a des moments critiques où il faut se garder de « montrer ses cartes » à notre interlocuteur. Cependant, il faut interroger la tendance à généraliser cette posture à l’ensemble de la pratique syndicale. Lors des prochaines négociations du secteur public, par exemple, pourquoi ne pas publier des compte-rendus détaillés des discussions avec le gouvernement, comme l’a fait la CLASSE lors du printemps 2012 ? Quels documents devrait-on garder à l’abri du regard du public, ou même des membres ? Quelles raisons sont légitimes de le faire, lesquelles le sont moins ? Combien de temps doivent-ils le demeurer ?

L’attitude selon laquelle « on ne doit pas montrer de faiblesses à l’adversaire » tend, au quotidien, à restreindre l’espace du débat aux instances officielles, soit les assemblées et les conseils nationaux. Or, quand on sait que certains syndicats tiennent une ou deux assemblées par année, ou que d’autres syndicats regroupent des travailleurs et travailleuses d’une dizaine d’établissements à la fois, cela signifie que les membres disposent de peu d’espaces pour échanger leurs points de vue. Les débats ont donc lieu entre celles et ceux qui disposent de temps supplémentaire pour le faire.

Une fois les débats effectués en cercles restreints, la fédération, le conseil ou la centrale communique ses positions de manière unidirectionnelle, suivant les méthodes du siècle dernier. Les journaux et magazines s’inscrivent dans l’approche classique du « parti » et dégagent systématiquement une image d’unité, même si celle-ci peut dans les faits être fictive. Il en résulte un triste constat : face à l’explosion actuelle de la parole populaire, le discours officiel des centrales syndicales apparaît encore plus coupé du monde tel qu’il est vécu par les membres, que ceux-ci soient de gauche ou de droite, d’ailleurs. La réflexion critique sur le monde syndical, plutôt qu’avoir lieu dans les espaces créés par celui-ci, se déplace à l’extérieur, à Presse-toi à gauche, à À bâbord !, mais aussi... à Radio X, qui, aux yeux de bien des gens, « parle plus vrai » qu’un journal syndical.

Depuis une dizaine d’années, et de manière croissante, on constate que le dialogue critique peut également prendre forme sur les médias sociaux (blogues, plate-formes telles que Facebook et Twitter), qui facilitent grandement la publication autonome. Actuellement, ces opportunités sont peu saisies par les centrales syndicales. À mon avis, la raison n’est pas seulement que la technologie évolue rapidement, mais qu’une utilisation intensive de ces médias implique une rupture avec cette culture d’unité du parti et une réduction de l’influence des élu.e.s et des salarié.e.s sur les prises de position syndicales.

L’expression d’une variété de points de vue, même de droite, au sein du monde syndical, n’est pas forcément signe de faiblesse. Au contraire, elle peut montrer que les membres investissent réellement le mouvement. Si le débat est amené et mené dans la perspective de le renforcer (comme j’essaie de le faire présentement...), il peut être exposé sur la place publique et ainsi témoigner de sa vitalité et de son dynamisme à l’ensemble de la population. Si, ultimement, il apparaît nécessaire de se réunir autour d’un nombre limité de priorités, le ralliement sera beaucoup plus fort s’il découle d’une participation active des membres aux discussions.

Comment coopérer ?

Comment est-il possible de concilier ces deux modes de fonctionnement ? Il me semble clair que le mouvement syndical doit prendre des risques, se mettre lui-même en danger, sur ses propres bases, sans attendre que ses adversaires le fassent à sa place. Il n’est pas suffisant que les pratiques et les modes d’organisation des dernières décennies se mettent en place parallèlement aux institutions syndicales ; cette situation est trop confortable pour les un.e.s comme pour les autres.

Les regroupements affinitaires ont leur part de défis à relever. Les gens qui y participent ont besoin de l’expérience et de l’expertise des habitué.e.s du syndicalisme et des négociations. Comme le disait un collègue et ami, « il faut que les syndicats nous aident à ne pas faire de niaiseries ! » Le risque, pour des groupes tels que Profs contre la hausse, est de se développer en vase clos, de s’isoler de l’ensemble du mouvement, ou même de sa base plus large d’origine. Comme les Profs contre la hausse ne représentent qu’eux-mêmes, ils peuvent faire presque n’importe quoi sans rendre de comptes à personne, et ne prennent pas toujours la mesure de l’obligation pour les exécutifs de représenter l’ensemble de leurs membres, même celles et ceux qui ne vont pas en assemblée syndicale.

Les centrales syndicales ne cessent de répéter qu’elles se préoccupent du renouveau syndical ; celui-ci ne se fera pas en invitant les nouveaux membres à faire la même chose que leurs prédécesseurs, mais en intégrant de nouveaux modes d’organisation en leur sein. De leur côté, ces nouveaux membres ne doivent pas attendre que le syndicalisme leur ressemble, mais investir toutes les structures qui leur sont ouvertes pour faire de ces négociations un exercice aussi horizontal, participatif et transparent que possible.


[1Plusieurs ont soutenu que le mouvement Occupy, au final, avait laissé bien peu de traces. Je n’en suis pas convaincu. À mon avis, Occupy a montré par quels moyens il était désormais possible de faire émerger dans l’espace public un discours en rupture radicale avec l’ordre économique et politique dominant. Occupy n’a pas tant innové sur le plan des idées que sur celui des pratiques. Même l’essoufflement du mouvement est une leçon importante à retenir pour la suite.

[2Cette structure n’est pas le fruit d’une intervention divine, comme le suggèrent certaines analyses relevant du déterminisme technologique. Elle relève d’un ensemble de facteurs tels que la mise en place d’Arpanet - l’ancêtre d’Internet - par la défense américaine, le développement du réseau à travers le monde universitaire et les valeurs de coopération entretenues par les informaticien.ne.s les plus politisé.e.s qui ont contribué à son développement.

[3De toute manière, les médias sociaux représentent en quelque sorte un recul sur le plan de la décentralisation, puisque les conversations y sont enclavées dans un espace corporatif : par exemple, il faut être sur Facebook pour échanger avec d’autres individus qui sont sur Facebook. Imaginez si votre compte Hotmail ne vous permettait d’écrire qu’à d’autres individus avec une adresse Hotmail, ou si votre réseau de téléphonie cellulaire vous empêchait de texter quelqu’un d’un autre réseau...

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur