Des geeks au parlement

No 53 - février / mars 2014

Les partis pirates

Des geeks au parlement

Philippe de Grosbois

Le premier parti pirate apparaît en Suède en 2006, pays qui avait aussi vu naître, trois ans plus tôt, le fameux site The Pirate Bay, lieu de partage de fichiers torrent permettant aux internautes d’échanger musique et films. Huit ans plus tard, on trouve des partis pirates dans des dizaines de pays – de manière plus prononcée en Europe du Nord – ainsi que des élu·e·s se réclamant de cette mouvance aux niveaux municipal (Islande, Suisse, République tchèque, Autriche), provincial (Allemagne), national (Islande) et au parlement européen (Suède). Bien que discrets, les partis pirates témoignent d’une volonté de politiser les enjeux liés à l’évolution d’Internet et à la libre circulation de l’information et de la culture, en plus de proposer une nouvelle manière d’approcher la politique elle-même.

Dans l’imaginaire collectif, le terme hacker désigne généralement des individus malveillants qui cherchent à détruire les systèmes de sécurité d’entreprises ou à voler des données privées. Il renvoie en réalité à un univers plus large : la ou le hacker est une bidouilleuse, un patenteux, qui cherche à comprendre le fonctionnement d’un système et à le perfectionner, voire le contourner. Si, jusqu’aux années 2000, ils et elles étaient plutôt cantonné·e·s à leur ordinateur, ils tendent de plus en plus à occuper le champ politique, au fur et à mesure que l’informatique et les technologies de communication pénètrent nos existences et que les enjeux amenés par les militant·e·s du logiciel libre depuis les années 1980 acquièrent une résonance de plus grande envergure [1].

Politiser le hacking, hacker la politique

En effet, on ne cesse, ces dernières années, de prendre conscience des nombreuses questions politiques soulevées par le développement d’Internet : avenir du droit d’auteur et partage du savoir académique et culturel, opacité des activités de l’État, libertés de communication et d’expression et censure du Net, protection du droit à la vie privée et à l’anonymat dans l’espace numérique, etc. L’organisation sous forme de parti découle de la prise de conscience, chez beaucoup de hackers et de cyberactivistes, que les réponses aux menaces qui pèsent sur le réseau Internet ne peuvent pas qu’être techniques, mais relèvent également du politique.

Par ailleurs, les partis pirates incarnent cette volonté d’appliquer à la politique les valeurs mises en pratique par le mouvement du logiciel libre dans un contexte de programmation informatique : partage, collaboration, libre communication, transparence (l’ouverture du fameux «  code source » à l’origine de tout programme informatique) sont désormais appelés à inspirer les affaires de l’État. On pourrait dire que les partis pirates cherchent à hacker la politique, à la bricoler de manière à bénéficier des possibilités techniques contemporaines. C’est ainsi que la députée pirate islandaise Birgitta Jónsdóttir propose des conseils des ministres transparents. De même, en Argentine, le Partido de la Red (Parti du réseau) a développé une application qui permettrait à un ou une élue de compiler et acheminer le vote que lui ont transmis ses concitoyen·ne·s par voie électronique sur une question précise.

En fait, les partis pirates expérimentent déjà la radicalisation de la transparence et l’hybridation des démocraties représentative et directe dans leurs propres structures. Certains se décrivent d’ailleurs comme une simple plateforme : ils proposent uniquement une méthode dans laquelle chacun·e est invité·e à l’élaboration de ses prises de position. Cette insistance sur les processus renvoie à la fois à l’influence des pratiques anarchistes (ne pas remettre l’âge d’or aux calendes, pour paraphraser Brassens, mais s’organiser dès maintenant de la manière qui semble conforme à nos idéaux), mais aussi à ce biais techniciste propre aux hackers selon lequel c’est d’abord en retravaillant la procédure (le code) de manière collaborative qu’on peut résoudre des problèmes. « Notre principal objectif consiste à créer des outils démocratiques afin qu’il n’y ait pas de rupture entre le grand public et le processus d’élaboration des lois  », explique Birgitta Jónsdóttir [2].

Ni de gauche ni de droite ?

On peut, à bon droit, soulever bien des questions et des critiques à l’égard de cette fascination pour le processus. De même, comme les partis verts et d’autres partis issus d’un mouvement spécifique, il est difficile de savoir si les partis pirates parviendront à transcender la cause qui les a vus naître et à proposer des idées globales pour les sociétés contemporaines. Enfin, tout comme les partis qui soulèvent des enjeux émergents, plusieurs partis pirates peuvent difficilement être situés sur un axe gauche-droite ; certains sont même clairement réticents à se positionner à ce sujet. Cette ambiguïté traverse d’ailleurs l’ensemble du mouvement du « libre » et de l’open-source, qui rejoint tant des anarchistes de gauche que des libertarien·ne·s plutôt sympathiques aux milieux d’affaires, dont celui de Silicon Valley. Voilà une raison supplémentaire pour laquelle les partis pirates et, plus généralement, la politisation des hackers dans son ensemble devraient nous interpeller.


[1Voir Philippe de Grosbois, « Du logiciel libre à Anonymous – Naissance d’un nouveau mouvement social ? », À bâbord !, no 40, été 2011

[2Voir Eric Eymard, « L’interview vivifiante de Birgitta Jónsdóttir », 19 octobre 2013. Disponible sur vivreenislande.fr

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