Denis Robert et l’affaire Clearstream

No 21 - oct. / nov. 2007

Un panier de crabes

Denis Robert et l’affaire Clearstream

par Christian Brouillard

Christian Brouillard

Qui est Denis Robert ? Avec 200 visites de huissiers à son domicile, 30 poursuites judiciaires en cours totalisant six millions d’Euros réclamés pour dommages et intérêts, il semble bien qu’on ait affaire ici à un dangereux criminel ou à un escroc de grande envergure. Quels sont donc les crimes imputés à monsieur Robert ? Et qui est-il vraiment ? Un écrivain dans le monde de la finance.

Denis Robert est un romancier français, journaliste et réalisateur de cinq documentaires pour la télévision. Dans le cadre de son parcours aux diverses facettes, il a été amené à s’intéresser d’un peu plus près au merveilleux monde du système financier international. Faut-il rappeler qu’avec l’ensemble des déréglementations ayant été adoptées dans le domaine de la finance depuis près de 30 ans, on a assisté, non seulement à un envol spéculatif porteur de graves instabilités, mais aussi à une prolifération des « paradis » fiscaux et banquiers. Ces derniers permettent avec aisance de recycler l’argent sale provenant des ventes de drogue, armement et autres commerces dits illicites. En 1996, Denis Robert réunit sept grands magistrats européens pour la préparation d’un livre d’entretien, La justice ou le chaos. De cette rencontre naîtra l’Appel de Genève, invitant à une coopération des États de l’Europe en vue de lutter plus efficacement contre la corruption et les pratiques financières « douteuses ». Dix ans après cet appel, il faut constater que peu de choses ont été faites pour réellement juguler la délinquance financière…

L’affaire Clearstream

À la suite de l’Appel de Genève, Denis Robert commence à enquêter sur la transnationale financière Clearstream. Cette dernière, fondée en 1971 et basée au Luxembourg, est une chambre de compensation, une des deux principales existant au niveau mondial, l’autre étant Euroclear fixée à Bruxelles. Ce type d’institution financière représente, pour résumer très grossièrement, un intermédiaire entre de nombreuses banques ou autres organismes de finance, facilitant d’autant les transferts et les transactions. Plus précisément, en reprenant les mots de Denis Robert dans le cadre d’une entrevue accordée à la radio : « La fonction de Clearstream est triple : 1. c’est une société qui transfère des fonds et des valeurs un peu partout sur la planète ; 2. comme elle archive, elle agit aussi en notaire ; elle identifie les propriétaires de ces valeurs et de ces titres ; 3. et c’est aussi une banque qui cautionne des prêts bancaires, qui cautionne des emprunts, enfin qui prête et qui emprunte. Dans la crise argentine par exemple, c’est Clearstream qui intervenait au nom des banques. » [1]

Jusqu’ici rien, à première vue, de bien inquiétant, sinon le fait que ce groupe brasse vraiment de « grosses affaires » : en 2001, l’équivalent de 250 fois le budget de la France transitait par les canaux électroniques de Clearstream dont les activités impliquaient 33 000 clients répartis dans 107 pays dont 40 paradis fiscaux – une véritable toile planétaire… Et une question nous vient à l’esprit : qui sont les clients de cette mégabanque ? D’où provient cette masse de fric ? C’est là que les choses se corsent. Au cours de son enquête qui dura deux ans, Denis Robert rencontra un certain nombre d’anciens responsables de Clearstream, dont Ernest Backes et l’ex-vice-président de l’entreprise, Regis Hempel, qui lui apprit qu’une part non négligeable de son travail consistait à effacer les traces de transactions pas très nettes…

Le résultat de cette enquête fut publié en 2001 sous le titre Révélation$ (avec la co-signature d’Ernest Backes). Les auteurs y dénonçaient explicitement Clearstream comme un acteur important dans la dissimulation d’échanges financiers internationaux. Cette publication provoqua un joyeux tollé. Denis Robert, loin de s’arrêter, récidiva (le terme est de mise !) en co-réalisant un documentaire, Les dissimulateurs, diffusé sur Canal+. Si ces informations ont poussé les pouvoirs publics, en France notamment, à s’intéresser d’un peu plus près au fonctionnement de ce genre d’entreprise, elles ont aussi amené Clearstream et certains de ses clients, dont la banque russe Menatep et la Banque générale du Luxembourg, à entamer une guerre juridique non seulement contre Denis Robert, mais aussi contre son éditeur, Les Arènes, et contre Canal+. Ceux-ci avaient mis le pied dans un panier de crabes, des crabes aux pinces d’or qui avaient bien l’intention de faire payer chèrement les révélations sur les dessous de leurs activités. S’ouvre alors une ronde de procès pour diffamation, de renvois et de mises en appel qui s’est soldée, la plupart du temps, à l’avantage de Denis Robert. C’est cependant un conflit juridique coûteux et épuisant sur le plan psychologique.

David contre Goliath

L’« affaire » est d’autant plus éprouvante pour Denis Robert qu’elle connaît, à partir de 2004, des rebondissements politiques alors que plusieurs politiciens et entrepreneurs français se retrouvent impliqués dans le scandale des frégates de Taïwan [2], à la suite d’envois anonymes à un juge enquêtant sur ledit scandale. Ces envois parlaient d’un complot international en vue de contrôler les grandes entreprises et d’opérer un important blanchiment d’argent. Ils comprenaient aussi une liste de comptes occultes, ouverts chez Clearstream et détenus par des personnalités économiques et politiques, dont Nicolas Sarkozy. Le délateur avait, semble-t-il, une bonne connaissance des travaux de Denis Robert sur le dossier Clearstream. Cela n’a pas été sans conséquences sur la crédibilité du journaliste.

Quoi qu’il en soit de ces péripéties politiques, Denis Robert est toujours poursuivi par Clearstream, par certains clients de cette dernière et par la justice de la France et du Luxembourg. Son crime a été non seulement de mettre au jour les fonctionnements occultes et peu reluisants de la finance mondialisée mais, et c’est peut-être cela qui inquiète fort ses accusateurs, il indique une petite piste de sortie. En effet, le fonctionnement de Clearstream, intermédiaire obligé dans les échanges d’une multitude de banques ou d’entreprises, montre que le système financier, contrairement à ce que l’on peut penser, est fortement centralisé et, comme le dit François Ruffin, « parfaitement observable, donc contrôlable » [3] par des mécanismes de contrôle. Soit, encore que, comme dans le cas d’institutions internationales publiques comme le FMI ou l’OMC, on peut se demander si leur structure propre n’interdit pas toute démocratisation ou contrôle populaire. Il y a là un débat qui a d’ailleurs été entamé depuis plusieurs années entre ceux qui, comme ATTAC, croient ces organismes internationaux « démocratisables » et ceux qui les croient structurellement antidémocratiques.

Les premiers ont repris ou formulé des propositions comme celle de l’imposition d’une taxe à la spéculation, la taxe Tobin (du nom de son inspirateur). Plus récemment, Frédéric Lourdon a avancé l’idée du SLAM (Share holder limited authorized margins) : cette proposition viserait à imposer un seuil maximal à la rentabilité actionariale ; dès ce seuil dépassé, un prélèvement fiscal s’appliquerait de facto. À ces idées, ajoutons la levée du secret bancaire et un plus grand contrôle des paradis fiscaux. Tout cela, comme on le voit, repose sur une volonté politique – ce qui, en l’état actuel, est loin d’être évident, les politiques publiques étant toujours modulées par le dogme libéral. Pour s’en convaincre, rappelons que les réactions du gouvernement américain face à la crise du crédit immobilier (probablement aussi spéculatif que la sphère financière) n’a pas été de régler le problème à la racine, mais de renflouer les caisses des acteurs mis en cause. Pas étonnant alors que certaines doutent de la possibilité de museler la finance internationale. L’abolir ? C’est prendre le problème à la racine, mais les formes concrètes que pourraient prendre des échanges basés sur autre chose que la monnaie ou la marchandise restent encore, c’est le moins qu’on puisse dire, à déterminer.

Quoi qu’il en soit, remercions ces francs-tireurs comme Denis Robert d’avoir, à leurs risques et périls, levé un coin du voile qui recouvre le secret économique, nous permettant d’un peu mieux comprendre ce monde où nous vivons. À ce titre, Denis Robert mérite tout notre soutien. [4]

Comité de soutien à Denis Robert


[1Entrevue réalisée par Pascale Fourier dans le cadre de l’émission Des sous et des hommes, 20 juin 2006, disponible en ligne : http://dsedh.free.fr/index800net.htm

[2À la fin des années 1980, le groupe industriel Thomson-CSF propose au gouvernement français de parrainer la vente de six frégates militaires à Taïwan. L’opération se heurte très vite à l’opposition de la Chine et à des réticences de Paris. Le groupe pétrolier ELF joue alors les entremetteurs, permettant de lever les oppositions de part et d’autre. Le contrat est finalement signé en 1991, après le versement de plus de 500 millions de dollars en commissions et rétrocommissions, alimentant ainsi plusieurs rumeurs...

[3« Le système que l’on croyait totalement éclaté, décentralisé et donc incontrôlable se révèle au contraire hyper-centralisé et donc parfaitement observable, donc contrôlable. » (voir François Ruffin, « Denis Robert… ou le prix de la solution », 13 juin 2007, sur le site de l’émission radio Là-bas si j’y suis : http://www.la-bas.org)

[4Quelques livres de Denis Robert : Révélation$ (avec Ernest Backes), Les Arènes, 2001 ; La boîte noire, Les Arènes, 2002 ; Clearstream, l’enquête, Les Arènes, 2006.

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