De nouvelles Sorcières !

No 02 - nov. / déc. 2003

Effervescence des luttes féministes

De nouvelles Sorcières !

par Marie-Hélène Côté

Marie-Hélène Côté

À l’heure où le gouvernement néolibéral menace les acquis des femmes et où le discours masculiniste reprend vigueur, il est de bon augure de voir se consolider non seulement des collectifs de féministes radicales, mais encore des espaces de rencontre pluralistes et prometteurs. Marie-Hélène Côté nous rend compte de la perspective du collectif Les Sorcières ainsi que des rencontres féministes de février et de septembre 2003.

Bien que le féminisme québécois modéré, ou « institutionnalisé » comme on l’appelle parfois, rayonne davantage, on assiste également à une effervescence des luttes féministes dans toute leur diversité. Ainsi, après avoir marqué les années 70, le féminisme radical revient en force, pas seulement comme héritage, mais aussi comme un courant de pensée autonome et bien actuel. Si les féministes radicales d’aujourd’hui reconnaissent que les revendications se ressemblent d’une génération à l’autre et que les analyses élaborées il y a trente ans s’appliquent encore en grande partie, elles identifient certains changements dans le contexte global ayant contribué à façonner le mouvement actuel. Par exemple, auparavant, de nombreuses féministes souscrivaient davantage à une idéologie communiste-marxiste qui ne les empêchait pas d’être fermement indépendantistes ni de fonctionner en collectifs, sans hiérarchie. Aujourd’hui, plusieurs féministes radicales sont de tendance anarchiste, ou du moins libertaire, et l’indépendance du Québec a quasiment disparu de leurs préoccupations, ce qui, selon elles, favorise les alliances puisque la question nationale ne bloque plus les débats. Cependant, la conception d’un féminisme luttant contre toutes les formes de domination demeure : « Je ne pense pas que les femmes vont être libres dans une société où il peut y avoir des inégalités entre les gens, que ce soit basé sur la couleur de la peau, l’orientation sexuelle ou le statut social… », affirme Sonia Haddad, du collectif Les Sorcières. Il ne s’agit donc pas d’une entreprise d’appropriation de droits au détriment d’autres personnes, comme le prétendent certains, mais d’un travail acharné afin de construire un monde meilleur pour toutes et tous.

Rupture avec le féminisme modéré

Le collectif féministe radical Les Sorcières a été créé il y a quatre ans par des féministes impliquées dans divers milieux militants. Elles voulaient plus de liberté par rapport aux lignes de pensée de leurs groupes respectifs, éviter d’être catégorisées, récupérées ou mêlées à des luttes intestines ; elles se sont organisées de façon autonome et non-mixte en un collectif anti-patriarcat, anti-capitalisme et anti-État et qui se veut pluraliste. En effet, elles sont ouvertes à la diversité à l’intérieur du collectif et du mouvement radical tout en ayant la préoccupation de rester en contrôle du développement de leur collectif : «  À un moment donné, il y avait plus “d’aspirantes Sorcières” que de Sorcières et des questions telles que la structure non-hiérarchique, la capacité de coordination et la base d’unité politique à l’intérieur d’un collectif qui doublerait en nombre soudainement, se sont posées concrètement », raconte Sonia. Les Sorcières préfèrent donc, pour le moment, aider d’autres femmes à créer leur propre groupe d’affinités avec lequel elles pourront être en contact et collaborer. Elles veulent encourager chaque femme à trouver son espace de lutte. Néanmoins, l’intégration de nouvelles membres sera discutée au prochain camp d’orientation, prévu en novembre.

Les Sorcières ne visent donc pas à rassembler toutes les féministes radicales. D’ailleurs, elles reprochent aux modérées de vouloir représenter tout le monde. C’est souvent suite à des tentatives de se joindre à des luttes plus institutionnalisées, où elles ne se sont pas retrouvées, que les radicales en viennent à la rupture totale avec ce milieu. D’abord, le fait d’être radicales implique qu’elles ne se contentent pas de changements législatifs et sociaux ne remettant pas en question les fondements des oppressions qu’elles combattent. Ainsi, elles n’adressent pas leurs revendications à l’État, refusent son financement et la hiérarchisation des groupes qui vient avec. Certaines radicales reconnaissent tout de même le travail des modérées, accompli dans d’autres sphères que le leur et employant d’autres stratégies, mais elles déplorent que ce ne soit pas réciproque : il n’y a pas de respect de la diversité des tactiques dans le milieu institutionnel. Cela a amené de la méfiance et même un franc refus de collaborer dans plusieurs cas, par crainte de devoir suivre une ligne de parti, d’être carrément récupérées ou, au contraire, d’être dénoncées. Donc, pour Les Sorcières, le respect de la diversité des tactiques est fondamental. Selon Sonia, « ça passe beaucoup par les groupes d’affinités, pour se donner une place pour s’exprimer différemment et créer des liens volontaires : si on travaille ensemble, on n’a pas de problèmes, on est égales, ce n’est pas comme s’intégrer toutes dans la même structure ».

L’action des Sorcières

La réflexion, la diffusion d’information, la dénonciation et l’action directe, voilà le mandat des Sorcières. Elles publient le journal Les Sorcières depuis trois ans ainsi que divers documents thématiques. Des lancements sont organisés pour chaque numéro du journal, rassemblant des femmes de différents horizons pour une soirée artistique de prise de parole, de réflexion et de rigolade. Les Sorcières offrent aussi des ateliers sur le langage et les attitudes machos en milieu militant, « le privé est politique », les relations de couple, etc. Elles les dispensent au public général, par exemple lors du Salon du livre anarchiste, ou à des groupes qui en font la demande. Leurs actions ponctuelles ou sur une plus longue période touchent des sujets variés et dénoncent l’oppression patriarcale sous différentes formes. Pour ne citer que quelques exemples, elles se sont impliquées auprès des femmes algériennes sans statut et auprès des travailleuses du sexe du Centre Sud à Montréal, contre la criminalisation de la pauvreté et pour la décriminalisation de la prostitution ; elles ont dénoncé l’appropriation collective du corps des femmes par une action spectaculaire dans une cathédrale, par des manifestations-ripostes aux groupes « pro-vie » et par des présences en cour, notamment dans l’affaire du sergent Vohl, accusé d’agression sexuelle dans l’exercice de ses fonctions… Puis, en septembre 2002, elles commençaient à travailler, en collaboration avec le groupe d’affinités Némésis, à l’organisation d’une rencontre féministe radicale, une première.

Rencontre féministe radicale

L’idée de cette rencontre leur est venue suite à des discussions entre féministes radicales de différents milieux d’où était ressorti le besoin de se connaître entre radicales, d’échanger, d’apporter un pluralisme radical et révolutionnaire dans le milieu féministe et d’explorer les possibilités d’actions et de luttes communes. La rencontre a eu lieu le 1er février 2003 à l’université Concordia à Montréal. Près d’une centaine de féministes radicales partageant des positions contre le patriarcat, le capitalisme, l’impérialisme et l’hétérosexisme y ont participé. Des échanges enrichissants ont eu lieu, exprimant entre autres le désir de se renforcer mutuellement, et cela a effectivement mené à des alliances volontaires. Depuis la rencontre, les participantes sont restées en contact et elles réalisent parfois des actions ensemble. «  Ça me donne beaucoup d’espoir que le féminisme n’est pas mort, que le féminisme radical n’est pas mort, même si on essaie de nous faire croire que ce n’est plus à la mode, qu’on n’est plus au temps des rapports de force. Il me semble qu’il y a deux ans, dans ma vie, je me sentais pas mal plus seule en tant que féministe. Là maintenant, j’ai l’impression qu’on est beaucoup, de plus en plus, puis qu’on a de plus en plus de chances de gagner et plus d’opportunités de lutter. C’est fondamental, très mobilisateur, ça a beaucoup de sens pour moi », témoigne Anne-Marie de la Sablonnière, du collectif Némésis, membre du comité organisateur de la rencontre.

Rassemblement des jeunes féministes

Signe de la diversité et de la vitalité du mouvement féministe, une autre première – plus médiatisée celle-là – a eu lieu les 26, 27 et 28 septembre derniers à l’Université du Québec à Montréal : le Rassemblement québécois des jeunes féministes. Organisé par neuf comités et groupes de femmes, dont le comité jeunes de la Fédération des Femmes du Québec (FFQ), ce rassemblement a réuni plus de 200 jeunes femmes de trente ans et moins (la plus jeune avait quatorze ans !). Apprendre à se connaître, identifier les enjeux spécifiques aux jeunes femmes, collectiviser les luttes et commencer à bâtir un mouvement de jeunes féministes, tel était le programme de la fin de semaine. Les groupes de femmes ont été appelés à faire partie du comité organisateur, sur une base d’unité politique très semblable à celle de la rencontre des féministes radicales du 1er février : anti-capitalisme, anti-patriarcat, anti-impérialisme, anti-hétérosexisme et anti-genrisme. Le rassemblement a été une réussite, les jeunes féministes se connaissent mieux et elles se sont mises en réseau. Les pistes d’actions collectives qui s’en sont dégagées sont intéressantes et déjà portées par des comités : lutter contre la publicité sexiste et l’image des femmes dans les médias ; organiser les luttes féministes contre la mondialisation ; créer des lieux de réflexion, d’analyse, d’organisation et de solidarité pour les jeunes féministes ; organiser une caravane d’éducation populaire pour faire de la conscientisation sur les enjeux spécifiques aux filles et aux jeunes femmes.

Points de convergence

Comme l’un des objectifs du rassemblement était de regrouper une large diversité de visions et de luttes des jeunes féministes au Québec, on peut y voir un lien avec la volonté d’ouverture présente à la FFQ depuis plusieurs mois et le souci de rejoindre davantage les jeunes. Volonté de convergence, de récupération ou début de radicalisation influencé par le dynamisme des radicales ? « On s’attaque toutes au capitalisme, au patriarcat, au racisme, à l’impérialisme, etc. À partir de là, on va discuter puis on va organiser des choses ensemble ; au moins on part de cette base. Ça, pour moi, c’est porteur de changement pour la société, porteur de façons de se relier davantage entre féministes et groupes féministes. Ça peut être utilisé aussi dans le cadre d’actions vraiment ponctuelles, comme une manifestation », explique Barbara Legault, responsable de la mobilisation et du comité jeunes à la FFQ et responsable également du comité organisateur du rassemblement « S’unir pour être rebelles ! ». Elle tient aussi à préciser : « Ce n’est pas parce que la FFQ participait au rassemblement que c’est nécessairement des revendications qui vont s’adresser à l’État qui vont en ressortir. Je sais que c’est une critique très forte des féministes radicales et je la comprends, mais la FFQ ce n’est pas que ça. Les militantes de la FFQ ne sont pas toutes aussi penchées vers des demandes à l’État, quoique cela fasse partie intégrante de ce qu’est la FFQ et que ça ait permis de grandes avancées dans le mouvement des femmes ».

Les Sorcières, en tant que groupe d’affinités, n’ont pas participé au rassemblement des jeunes féministes, bien que certaines y soient allées à titre individuel. Interrogées sur des possibilités de convergence entre les féministes, ne serait-ce que ponctuelles, Sonia et Barbara ont mentionné deux pistes : la construction d’un contre-discours au masculinisme ainsi qu’une réponse à l’image des femmes véhiculée par les médias et les publicités sexistes. Malgré les difficultés à travailler ensemble au sein du mouvement féministe, Sonia évalue qu’il y a beaucoup plus de liens et de solidarités entre les femmes de différentes tendances qu’il y en a dans d’autres milieux militants. Barbara conclut : « Grâce aux deux rassemblements, on s’est rendu compte qu’on est une méchante gang, que si on s’organise, on peut vraiment brasser la cage, on peut vraiment déranger, amener un changement et être subversives. C’est super fort, ça pète l’espèce de bulle individualiste de notre société, ça va nous permettre de s’allier ».

Souhaitons que cette solidarité se consolide, soit communicative et pave la voie menant à la fin des « chicanes de clocher » dans les milieux militants.

Thèmes de recherche Féminisme
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