De l’histoire à la fiction : une énigme irrésolue

Dossier : Violence et politique

Crise d’octobre 70

De l’histoire à la fiction : une énigme irrésolue

Jacques Pelletier

Quarante ans après son déroulement, la Crise d’octobre 1970 demeure, dans une large mesure, une énigme à laquelle on n’a pas encore trouvé de réponse parfaitement satisfaisante. Elle comporte toujours, dans sa dimension événementielle et factuelle, une part de mystère opaque qui paraît s’épaissir à mesure que s’accumulent à son propos les commissions d’enquête, les travaux des historiens et que se multiplient les témoignages des acteurs et des témoins victimes d’étonnants trous de mémoire. Loin de s’éclaircir, lorsqu’on y pénètre, la forêt ne cesse de s’obscurcir et on se perd dans ses multiples et déroutants fourrés et lacis qui aboutissent le plus souvent à des impasses.

La fiction pourrait-elle faire mieux que les recherches expertes et pointues ? C’est ce que semble croire Louis Hamelin qui, dans son dernier roman, La constellation du lynx [1], utilise l’imagination comme « instrument d’investigation historique ». Il suggère du coup que la version qu’il donne de la Crise dans son récit est plus « vraie », c’est-à-dire plus cohérente et plausible, que la version officielle proposée tant par les felquistes que par les pouvoirs publics.

Cette interprétation passe par la voie d’un polar à la fois policier et politique, d’un roman à clefs et à énigmes, doublé d’une fresque d’époque qui rappelle le contexte social et politique dans lequel prend place cette histoire et qui permet de comprendre les comportements de ses acteurs, aussi bien les masqués que les avoués. Dans le roman, comme dans l’Histoire réelle qu’il dédouble sur le plan de l’imaginaire, tout est à la fois simple et transparent à la surface des choses, complexe et ténébreux dans ses profondeurs et ses doubles fonds. L’Histoire officielle apparaît travaillée et déterminée en sous-main par une histoire officieuse et secrète dans laquelle ce que Jacques Ferron appelait les «  irréguliers » – indicateurs, informateurs, agents provocateurs, de la pègre, de la police ou des deux – jouent un rôle central, tout en restant dans l’ombre.

Cette lecture de la Crise propose-t-elle la résolution de l’énigme et notamment du mystère qui entoure toujours la mort de Pierre Laporte, les circonstances exactes dans lesquelles elle est intervenue et l’identité de ceux qui l’ont assumée avec leurs mains ? Rien n’est moins sûr, mais elle permet de comprendre pourquoi celle-ci tarde tant à émerger et à s’imposer. Elle suppose en effet la rupture du pacte de silence conclu entre les principaux protagonistes de cette histoire chez les felquistes et de l’entente tacite reconduite depuis 40 ans entre ces derniers et les représentants du Pouvoir sur l’interprétation convenue (épique et héroïque signale Hamelin) des Événements, de leurs acteurs et de leurs causes.

Le roman, très habilement construit comme une immense courtepointe pointilliste, dont chaque morceau s’offre comme une énigme favorisant le rebondissement du récit dans un mouvement de toupie tourbillonnant, interroge et déconstruit cette vulgate tout en entraînant ses lecteurs dans une lecture palpitante comme le meilleur des romans policiers qu’il s’avère aussi (sinon d’abord) être. Représentée à plusieurs reprises dans la fiction littéraire, la Crise n’avait pas encore induit l’écriture d’un grand roman. Elle y parvient, enfin, avec cet extraordinaire thriller dans lequel les amateurs de polars aussi bien que les passionnés d’histoire et de politique sauront trouver leur compte.
Pour le reste, la connaissance de Histoire, dans son envers comme dans son endroit, dans ses dessous comme dans son dehors, dans ses mensonges comme dans ses vérités, il semble bien que nous devrons attendre encore un peu avant que toute la lumière soit faite. Au cinquantenaire peut-être ? S’il reste des combattants et des témoins…


[1Louis Hamelin, La constellation du lynx, Montréal, Éditions du Boréal, septembre 2010.

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