Dossier : Libérer des espaces (...)

Libérer des espaces : résister, créer, militer

Curry et graisse de bicycle ; un projet vélo dans Parc Extension

Entrevue avec Adeel

Giuliana Fumagalli, Pinote

Depuis plusieurs années, Adeel vit et s’implique dans Parc Extension (Montréal) où il a multiplié les projets visant les jeunes du quartier, notamment l’ouverture d’un local d’apprentissage de réparation de vélo. Il nous parle de son expérience dans le quartier.

AB : Est-ce que tu peux te présenter ?

Adeel : Ma famille est originaire du Pakistan. J’ai grandi à Scarborough (Est
de Toronto) qui était à l’époque un quartier ouvrier, populaire, assez difficile, majoritairement blanc. Plus tard j’ai voyagé, j’ai vécu un peu partout au Canada.

AB : Pourquoi avoir choisi de vivre et de t’impliquer dans Parc Extension ?

Adeel : Parce que je m’y sens bien. Je ne me voyais pas vivre sur le Plateau ou dans le Mile End, avec les touristes, les étudiantEs. On ne partage pas la même réalité. Les immigrantEs, les personnes racisées [1] vivent du profilage, de la discrimination, des abus policiers... C’est mon expérience et c’est contre ça que j’ai envie d’agir, là où ça se passe. Puis Parc Ex c’est aussi un quartier populaire, avec beaucoup d’immigrantEs qui se baladent en vêtements traditionnels, qui parlent leur langue, ce que je n’aurais jamais pu faire quand j’étais plus jeune. Ça me permet de me reconnecter avec des gens qui pourraient être mes oncles, mes tantes, qui me transmettent mon héritage pakistanais.

AB : Comment en es-tu arrivé à monter ton atelier de vélo ?

Adeel : Un jour je me baladais dans le quartier et un jeune est tombé de bicycle devant moi parce que quelque chose était brisé. Je lui ai montré comment le réparer. Ça m’a donné l’idée et j’ai commencé à m’installer le samedi avec mes outils au parc Athéna pour montrer aux jeunes comment arranger leurs vélos. Quelques mois plus tard j’ai emménagé dans un garage de location qui donnait sur une ruelle. J’ai fait ça pendant quatre ans, il y a des jeunes que j’ai vu grandir, ils me connaissent tous dans le quartier.

AB : Pourquoi un atelier de vélo ?

Adeel : En fait c’est pour faire la promotion de l’autonomie, du D.I.Y (Do-It-Yourself). Ce n’est pas facile au début d’expliquer aux enfants que je ne vais pas réparer leur vélo mais plutôt leur montrer comment le réparer. Pour moi c’est important l’idée d’apprendre à se servir d’outils, à utiliser ses mains. L’atelier était aussi un espace où les enfants pouvaient être des enfants, un endroit où ils n’avaient rien à prouver, où ils pouvaient apprendre sans avoir à se conformer à quoi que ce soit. Puis les jeunes du quartier, c’est des immigrantEs, moi je comprends leur culture, je parle leur langue, j’ai la même couleur de peau... Je joue un peu le rôle de grand frère à qui on peut parler. L’atelier offre un autre modèle, autre chose que la consommation, les beaux vêtements, ça ouvre la porte sur d’autres façons d’être et de vivre.

AB : Est-ce que c’est difficile de mener un projet comme ça ?

Adeel : Oui, surtout financièrement en fait ; je n’ai pas d’aide, les outils coûtent cher... Parc Ex c’est un quartier pauvre, quand tu répares un vélo, tu veux le vendre à 55$, mais un vélo volé coûte 10$...

AB : Pourquoi ne pas avoir joint le mouvement communautaire ?

Adeel : J’ai déjà été bénévole, mais souvent les activités du communautaire ne rejoignent pas les jeunes du coin, qui ne les trouvent pas assez « cools ». En plus ceux et celles qui travaillent dans ces organismes viennent souvent d’autres quartiers, sont majoritairement blancs, pour eux/elles c’est juste une job. Il faudrait embaucher du monde issu de la communauté parce que ce sont les mieux placés pour y intervenir.

AB : Tu as aussi eu d’autres projets dans Parc Extension ?

Adeel : Oui, pendant longtemps on a fait des projections de films au métro Parc, qui abordaient des problématiques comme la discrimination, la
violence policière, des choses qui sont une réalité dans le quartier, afin d’ouvrir des espaces de dialogue. On a aussi essayé de mettre sur pied une buanderie coopérative, qui devrait ouvrir en mars même si on n’a pas réussi à obtenir tout le financement nécessaire.

AB : Est-ce que tu considères ce que tu fais dans le quartier comme une action militante ?

Adeel :
Non, pour moi ça c’est juste ce que tout le monde devrait faire ; s’investir dans sa communauté, créer des liens, bâtir des choses ensemble. Pour moi militer c’est s’organiser ensemble pour améliorer la vie des gens en général, combattre les politiques, faire pression sur ceux et celles qui ont le pouvoir. Il y a plein de problématiques, mais à Parc Extension on construit des condos à deux chambres alors que certaines familles n’ont même pas de vitres dans leurs fenêtres... On vit dans un mythe au Canada, on parle d’égalité des chances, on dit que tout le monde a les mêmes opportunités. Ce n’est pas vrai, si tu n’es pas néE ici, que t’es pas blancHE, pas riche, tu n’as pas les mêmes droits, ta vie est différente. Des droits fondamentaux sont bafoués. Il y a des gens qui sont payés 20 $ pour une journée à ramasser des fruits, d’autres 15 $ pour distribuer 3000 pamphlets. CertainEs ne trouvent pas de travail. Militer c’est prendre action pour changer ça.


[1Personnes faisant l’expérience du racisme en raison de leur couleur de peau, origine ethnique, accent, culture ou religion.

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