Bilan de deux ans d’occupation états-unienne

No 08 - février / mars 2005

Irak

Bilan de deux ans d’occupation états-unienne

par Raymond Legault

Raymond Legault

Il y a deux ans, juste avant l’invasion états-unienne, une majorité d’Irakiens et d’Irakiennes était sans doute convaincue que « ça ne pouvait pas être pire ». Après plus de deux décennies du régime dictatorial de Saddam Hussein, après les huit années de la guerre contre l’Iran, après la Guerre du Golfe de 1991, après plus de 12 années de sanctions internationales génocidaires, plusieurs voyaient l’invasion comme un mal nécessaire pour sortir enfin de l’étau de la dictature et de la strangulation économique de l’embargo. Mais en dehors des régions autonomes kurdes au nord, il reste probablement peu de gens en Irak pour afficher aujourd’hui le même « optimisme », si prudent fut-il alors...

Dans le centre et le sud de l’Irak, certains problèmes, déjà très sérieux à l’époque des sanctions, persistent : les égouts sont encore déversés directement dans le Tigre, l’Euphrate et d’autres cours d’eau ; l’absence d’eau potable est la norme, plutôt que l’exception, entraînant nausées, diarrhées, dysenterie, pierres au rein, typhoïde, choléra, etc. ; l’électricité n’est fournie que quelques heures par jour ; un grand nombre d’équipements, de médicaments et de fournitures médicales manquent toujours dans les hôpitaux et les cliniques. D’autres problèmes se sont aggravés : le chômage (entre 50 et 60 %) et la misère qu’il entraîne ; la malnutrition aiguë chez les jeunes enfants, qui a doublé. De nouveaux problèmes sont également apparus, telle la pénurie de gazoline et, surtout, l’insécurité totale. Insécurité... au point qu’une étude publiée dans la revue médicale britannique The Lancet en octobre dernier révélait que le risque de mort violente est devenu 58 fois plus élevé en Irak après l’invasion, ce qui est principalement imputable aux forces d’occupation.

Bien loin d’amener paix, prospérité et démocratie, l’invasion états-unienne a apporté une occupation terrorisante, une tentative de détournement économique total et un régime politique fantoche.

L’horreur de l’occupation

Le vrai visage de l’occupation a d’abord été révélé par tout ce qu’elle a laissé faire – et même facilité dans certains cas – durant les premières semaines : le pillage de tous les ministères, des écoles, des hôpitaux, de toutes les entreprises d’État, etc. Seuls protégés par les troupes états-uniennes : les ministères du pétrole et de l’intérieur...

Le vrai visage de l’occupation, c’est aussi les 100 000 morts en Irak depuis le début de l’invasion, des morts violentes causées principalement par les bombardements. Le vrai visage de l’occupation, c’est aussi les milliers d’Irakiens et d’Irakiennes détenus arbitrairement et la torture et l’humiliation érigées en système, comme en Afghanistan et à Guantanamo Bay.

L’assaut récent contre Falloujah est particulièrement révélateur. D’abord par la tentative – en grande partie réussie – de cacher la réalité au monde entier en écartant et en éliminant les témoins tels le personnel médical et les journalistes. Ensuite, par la sauvagerie de l’assaut que Michael Ware, chef de bureau du Time Magazine à Bagdad décrit ainsi : « Ils ont procédé selon ce qu’ils appellent la “reconnaissance par le feu”. Si vous devez emprunter une rue, vous la fouillez d’abord pour y découvrir tout danger. Comment cela est-il fait ? Avec un canon de 25 mm monté sur un véhicule de combat blindé Bradley, ou avec des tirs de munitions de 20 mm à partir d’un char d’assaut. Simplement , on fait sauter tout ce qui a l’air vaguement suspect. Puis, si l’on tire sur vous d’un édifice ou s’il y a une explosion près d’un édifice, ne prenez aucune chance. N’allez pas dans le bâtiment à la recherche du tireur... nivelez simplement l’édifice et fouillez ensuite les décombres [1] ». Au moment d’écrire cet article, les autorités militaires états-uniennes affirmaient avoir tué 1 200 « insurgés » et capturé 2 000 suspects. Le Croissant rouge irakien, de son côté, parlait de 6 000 morts. La majorité des maisons et des édifices publics de cette ville de 300 000 habitants seraient détruits ou endommagés.

Tentative de détournement de l’économie irakienne

Comme l’a démontré Naomi Klein dans la dernière année, bien loin de ne pas avoir de plan pour l’après-invasion, les néoconservateurs du gouvernement des États-Unis en avaient tout un : la privatisation quasi-totale et instantanée de l’économie irakienne [2]. À cet effet une des premières décisions de Paul Bremer, grand chef de « l’Autorité Provisoire de la Coalition » (APC), fut de congédier pas moins de 500 000 employés de l’État (médecins, infirmières, professeurs, éditeurs, imprimeurs, soldats, etc.). Un autre volet de cette thérapie extrême fut l’adoption de décrets prévoyant la privatisation complète de tous les secteurs économiques, sauf le pétrole (environ 200 entreprises d’État sous Saddam Hussein), avec la possibilité d’une propriété étrangère à 100 % et aucune limite au rapatriement des profits hors d’Irak. Des baux et des contrats de 40 ans furent autorisés à cet effet. Le taux d’imposition de ces entreprises a été ramené d’environ 40 % à un taux fixe de 15 % ; de plus, pour tout ce qui concerne les projets de « reconstruction », les droits d’importation ont été levés. Tout ce qui a été conservé des politiques économiques du régime irakien renversé est une loi restreignant la syndicalisation.

Mais la privatisation instantanée de tout le secteur étatique ne s’est pas matérialisée. D’une part, en raison de son illégalité flagrante au regard du droit international ainsi que de la crainte des acquéreurs éventuels qu’un futur gouvernement irakien annule ces contrats. D’autre part, le ministère de l’Industrie évaluait que 145 000 travailleurs devraient être congédiés pour rendre ces acquisitions intéressantes, ce qui provoqua diverses formes de résistance... convaincantes.

Un autre trait marquant du vaste détournement économique au profit de l’occupant fut la mainmise des États-Unis – autorisée par le Conseil de sécurité de l’ONU – sur le Fonds de développement de l’Irak (FDI) dans lequel devaient être regroupés les milliards restants du programme Pétrole contre nourriture, les avoirs du régime irakien à l’étranger gelés par divers pays ainsi que les revenus des ventes de pétrole. À même ce fonds, des contrats valant des centaines de millions et même des milliards furent octroyés, souvent sans aucun appel d’offres, à des grandes compagnies proches du régime Bush : les Bechtel, KBR-Halliburton, Bearing Point, etc.

Fait très significatif, les 18,4 milliards votés par le Congrès états-unien en octobre 2003 pour la reconstruction de l’Irak sont administrés en dehors du FDI, à la seule discrétion des États-Unis. Bien plus, juste avant le soi-disant transfert des pouvoirs en juin 2004, les milliards restants du FDI ont été lancés aux quatre vents... alors que presque rien sur les 18,4 milliards n’a encore été dépensé [3], ce qui constitue un puissant levier avec lequel l’occupant va pouvoir contrôler le futur « gouvernement intérimaire ».

Un régime politique fantoche

Peu après l’invasion, la majorité des Irakiens a réclamé l’organisation rapide d’élections générales, en utilisant les cartes de rationnement alimentaire comme mécanisme d’enregistrement électoral provisoire. Mais les forces d’occupation, avec la collaboration de tous les pays présents au Conseil de sécurité, avaient d’autres projets.

D’abord installer un « gouvernement provisoire » de façade pour accompagner Paul Bremer et son prédécesseur ; il était composé de deux douzaines de personnes (dont les deux tiers étaient en exil), choisies par les États-Unis. Puis, en juin 2004, on a orchestré en un tournemain un « transfert des pouvoirs » à un « gouvernement intérimaire ». Mené par Yyad Allaoui, ex-baathiste puis comploteur anti-Saddam à la solde de la CIA, les principaux exploits de ce « gouvernement » sont d’avoir transféré aux occupants le suivi de tous les projets qu’ils avaient approuvés juste avant le départ de Bremer, d’avoir imposé l’état d’urgence à presque tout le pays et d’avoir approuvé les assauts militaires majeurs des forces d’occupation à Nadjaf et à Falloujah. À Bagdad, la plus grosse ambassade des États-Unis dans le monde, avec des « conseillers » dans tous les ministères irakiens, complète le travail des troupes sur le terrain.

Malgré la déclaration de Kofi Annan à l’effet que l’invasion de l’Irak était illégale, les Nations Unies jouent présentement le jeu de l’occupant. La résolution 1546 du Conseil de sécurité, votée à l’unanimité le 8 juin 2004, « note avec satisfaction que d’ici le 30 juin 2004 également, l’occupation prendra fin, l’Autorité provisoire de la coalition cessera d’exister et l’Irak retrouvera sa pleine souveraineté » ! Contrairement au cas de la Palestine, au sujet duquel l’Assemblée générale prend régulièrement position contre l’occupation israélienne, l’ONU n’a jamais désavoué l’invasion ni l’occupation de l’Irak. Dans ce contexte – et même si diverses composantes de la société irakienne pensent pouvoir en tirer profit – les élections du 30 janvier prochain s’inscrivent dans la logique de la poursuite de l’occupation. Michael Ware, de Time Magazine, déclarait : « vous pouvez choisir n’importe quelle date “Disneyland” que vous voulez, disons le 30 janvier. Vous pouvez tenir une élection. Ça aurait certainement l’air d’une élection. Ça en aura toutes les apparences. Mais vous ne pouvez espérer en produire rien d’autre qu’une imposture. »


[1Dans une entrevue accordée à Leonard Lopate de la station WNYC, le 24 novembre 2004.

[2Voir notamment Baghdad Year Zero, Pillaging Iraq in Pursuit of a Neocon Utopia, Harper’s, septembre 2004.

[3« Iraqi Fire Sale : CPA Giving Away Oil Revenue Billions Before Transition », Revenue Watch, Briefing no. 7, Juin 2004.

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