Accords, désaccords et pistes de réflexion

15 septembre 2013

Masculinité de Manning à Assange

Accords, désaccords et pistes de réflexion

En réponse à "Quand Chelsea rencontre Julian" de Marie-Anne Casselot

Philippe de Grosbois

Au Québec, il y a encore bien peu de gens qui réfléchissent aux enjeux soulevés par l’émergence actuelle du mouvement du libre et qui étudient sérieusement le discours des cyberactivistes qui en font partie, ce qui est bien dommage, car les questions sont nombreuses et importantes. C’est pourquoi je me suis réjoui de lire le billet de Marie-Anne Casselot sur la relation de certains des protagonistes les plus en vue de ce mouvement avec la masculinité. Enfin, on peut dialoguer !

Accords

La question centrale soulevée par Casselot dans son billet me semble être la suivante : « est-il possible d’affirmer que [le traitement médiatique] est plus sévère vis-à-vis de Manning parce qu’elle déroge aux codes hétéronormatifs de la masculinité ? » Sur cette question, j’aurais tendance à être d’accord avec son analyse. Bien que je ne suive pas de près la couverture médiatique hostile aux cyberactivistes, et donc que je ne puisse confirmer son hypothèse, on a en effet de bonnes raisons de croire que les propos à l’endroit de Chelsea Manning seront encore plus hostiles à son endroit en raison de son changement d’identité, et qu’Assange et Snowden peuvent plus facilement être reconnus comme des « héros ».

Il est vrai également que les sympathies libertariennes de Assange et Snowden, et probablement de plusieurs autres à l’intérieur de ce mouvement, sont problématiques. Casselot le dit bien lorsqu’elle écrit qu’on « ne peut pas défendre l’accès à l’information (...) au détriment d’autres causes sociales importantes. » La figure de Julian Assange, en particulier, me dérange de plus en plus, non seulement pour ses prises de position publiques d’appui à Ron Paul et contre l’avortement, mais aussi pour ses tendances narcissiques et mégalomanes [1]. Je suis toujours irrité de l’entendre parler de « my staff » ou « my organization » lors d’entrevues, ce qui montre qu’il ne se voit pas uniquement comme un porte-parole, mais comme un patron.

Désaccords

Je crois donc que Marie-Anne Casselot et moi sommes plutôt d’accord sur le propos d’ensemble. Par contre, il y a plusieurs aspects de son argumentation que je ne partage pas. D’abord, j’estime prématuré de placer Edward Snowden dans la même catégorie que Julian Assange. Même si nous le connaissons peu, il est évident que la personnalité de Snowden est très différente de celle d’Assange : Snowden fuit les médias. À ma connaissance, il a accordé une entrevue avec Glenn Greenwald et Laura Poitras à Hong Kong, a participé à une conférence de presse depuis l’aéroport de Moscou, et posté des messages écrits, rien de plus. Selon Greenwald, Snowden a refusé des dizaines d’entrevues de la part de grands médias. Il ne me semble pas du tout évident que Snowden profite de la situation actuelle pour parfaire une image de héros. Au contraire, on a l’impression qu’il préférerait ne plus jamais faire parler de lui et laisser le débat qu’il a contribué à initier suivre son cours en son absence.

Quant aux sympathies libertariennes de Snowden, je n’ai pas l’impression qu’elles sont aussi solidement ancrées que celles d’Assange. Encore une fois, l’information que nous avons est très fragmentaire, bien sûr. Mais dans l’article auquel réfère Casselot, il est aussi fait mention des espoirs de Snowden lors de l’élection d’Obama en 2008. Il semble également qu’en 2009, Snowden a vigoureusement condamné les lanceurs d’alerte dans un chat room, soit quatre ans à peine avant d’en devenir un à son tour. Ses idées politiques, à l’évidence, ne sont pas particulièrement stables.

Par ailleurs, les liens de cyberactivistes (et de nombreux participant.e.s du mouvement Occupy) avec la frange libertarienne du parti Républicain, menée par Ron et Rand Paul, doivent être critiqués, mais représentent également une bizarrerie qui doit être étudiée et comprise davantage. En août dernier, la Chambre des Représentants a tenu un vote sur la National Security Agency pour la première fois depuis les révélations de Snowden, Greenwald et Poitras. À la surprise générale, les tenant.e.s d’une réforme de la NSA ont failli gagner leur vote, grâce à une alliance incongrue entre l’aile gauche du Parti démocrate et la tendance libertarienne du Parti Républicain. Je ne cherche pas à donner de la crédibilité à cette mouvance politique, mais je constate sa capacité à saisir les enjeux soulevés par les cyberactivistes et les militant.e.s d’Occupy. Cela explique peut-être son attrait pour des personnes déçues de voir l’administration Obama se ranger aussi catégoriquement du côté des marchés financiers et de la surveillance généralisée [2].

Une autre de mes réserves, et c’est là plus délicat, renvoie à la question des allégations de viol à l’endroit de Julian Assange. En aucun cas je ne voudrais les « balayer de la main » : je crois que tout doit être fait pour que la justice puisse suivre son cours dans cet affaire. Je n’ai aucune envie de « valider l’hétérosexualité » d’Assange. Il m’importe néanmoins de rappeler certains faits : Assange n’a jamais été formellement accusé de viol, les autorités suédoises demandent un interrogatoire. De plus, le gouvernement équatorien a offert à la justice suédoise la possibilité de rencontrer Assange à l’ambassade de Londres ; la loi suédoise autorise même un interrogatoire par vidéo, mais ces opportunités n’ont pas été saisies par les autorités suédoises. Enfin, la Suède n’a jamais pu garantir qu’Assange ne serait pas extradé depuis les États-Unis, alors qu’on sait qu’une inculpation américaine contre lui existe. Un débat enlevant sur la question a été tenu entre deux féministes en décembre 2010 à Democracy Now. J’ose espérer qu’il est possible de distinguer la présomption d’innocence de la banalisation.

Finalement, à la lecture du billet, il m’apparaît parfois difficile de distinguer entre les critiques à l’endroit du traitement médiatique d’Assange, Snowden et Manning, des critiques à l’endroit du traitement de la part du mouvement et de ses sympathisant.e.s à l’égard de ces mêmes personnes. Les deux discours sont-ils identiques ? Les rapprochements entre le Parti WikiLeaks australien et l’extrême-droite ont été dénoncés par plusieurs figures du mouvement ; il existe d’ailleurs un Parti Pirate australien qui n’a pas adopté cette approche. Je n’ai vu personne du mouvement ridiculiser le changement d’identité de Chelsea Manning ; de mon point de vue, sa transition a été acceptée sans trop de difficulté par ses allié.e.s.

Pistes de réflexion : comment sortir de la binarité héros-traître ?

Marie-Anne Casselot soutient qu’Assange et Snowden « tombent automatiquement dans la catégorie binaires héros/traîtres tandis que Manning subvertit ces catégories parce qu’auparavant elle était un homme gay dans l’armée, et maintenant elle est une femme transgenre purgant sa peine dans une prison militaire ». Je ne suis vraiment pas convaincu que Manning a échappé à cette dichotomie héroïne-traîtresse, mais la question demeure : comment peut-on sortir de cette binarité ? Après réflexion, je suis parvenu à trois pistes possibles.

1. D’abord, le simple fait de prendre acte des positions politiques problématiques de certains acteurs du mouvement est en soi une manière de les dés-héroïfier. Casselot se demande : « aident-ils vraiment la poursuite de la justice sociale si on sait que leur lutte pour la transparence de l’information a une perspective étroite excluant d’autres luttes sociales ? » Mais ne retombe-t-on pas ainsi dans la même dichotomie ? Est-il possible de concevoir que ces personnes ont fait preuve de courage dans certains de leurs gestes, tout en ayant par ailleurs des positions politiques condamnables ? Edward Snowden a mis sa vie en jeu et a provoqué un débat d’envergure sur les relations entre l’État et les citoyens à l’ère d’Internet. Il appuie aussi une personnalité politique détestable. Pourquoi ne pas se prononcer sur chacun de ces gestes plutôt que tenter d’évaluer si Snowden, dans son entiereté, est du bon ou du mauvais côté ?

2. Dans la même lignée, serait-il possible de « sociologiser l’héroïsme », ou autrement dit, d’étudier les conditions sociales qui poussent des gens à commettre des gestes qualifiés d’héroïques ? Ici, la distinction entre Assange et Snowden, d’une part, et Manning, d’autre part, m’apparaît tout à fait pertinente. Il est possible qu’Assange et Snowden aient senti que leur situation sociale était suffisamment confortable pour qu’ils puissent prendre le risque de s’opposer frontalement aux puissances impériales (même si je me demande à quel point ceux-ci « tirent profit de leur statut privilégié » coincé dans un aéroport ou confiné à un édifice pendant plus d’un an, menacés de mort...). Dans le cas de Chelsea Manning, il semble au contraire que ce soit sa situation de marginalité extrême qui l’ait amenée à envoyer les documents à WikiLeaks, dans une sorte de geste kamikaze, quasi-suicidaire.

3. Finalement, il nous faut montrer que plusieurs autres figures importantes ne sont pas des hommes hétérosexuels, telles que les femmes Birgitta Jónsdóttir et Laura Poitras ainsi que Jacob Appelbaum et Glenn Greenwald, respectivement bisexuel et homosexuel. Plus largement, il me semble toujours plus judicieux de traiter d’un mouvement dans son ensemble plutôt que de ses protagonistes les plus en vue afin d’éviter la personnalisation, bien que celle-ci soit parfois inévitable parce que déterminante pour la compréhension de la situation.


[1Voir par exemple, sa participation aux Rap News dans le cadre de la campagne électorale australienne. Il me semble que ce genre d’autoparodie porte ombrage à sa propre situation de réfugié politique dans l’ambassade équatorienne...

[2Depuis quelques années, dans les suites de la crise financière de 2008, les plaques tectoniques de la politique bougent de manière parfois inusitée : c’est ainsi que, dans le débat sur la nauséabonde « Charte des valeurs » du Parti Québécois, je me surprends à être d’accord à 95% avec un éditorial d’André Pratte ou une chronique d’Alain Dubuc. J’avoue bien humblement peu connaître le concept d’intersectionalité, mais je me demande comment celui-ci peut nous être utile pour mieux comprendre une telle situation.

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